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Thomas Vinterberg
JUSTICE(S)

« c'est une étape très active, de dissimuler »

Dans le cadre de la dixième édition de Les Arcs Film Festival dont nous sommes partenaires, rencontre avec celui qui inaugura il y a vingt trois ans le Dogme 95 avec Lars Von Trier, manifeste lancé en réaction aux superproductions anglo-saxonnes et à l'utilisation abusive d'artifices et d'effets spéciaux aboutissant à des produits formatés, jugés lénifiants et impersonnels. Revendiquant une sobriété formelle plus expressive, plus originale et jugée plus apte à exprimer les enjeux artistiques contemporains, fépouillés de toute ambition esthétique et en prise avec un réel direct, les films qui en découlent cristallisent un style vif, nerveux, brutal et réaliste, manifesté généralement par un tournage entrepris avec une caméra 35mm portée au poing ou à l'épaule et avec improvisation de plusieurs scènes. Aujourd'hui réalisateur de onze films dont Kurst actuellement en salle, le cinéaste reste sur ses convictions les plus profondes qu'un cinéma "pur" existe, dénué d'artifices parasites aux résolutions mercantiles. 

par Léolo Victor-Pujebet

Retranscription / Traduction

 Thomas Chapelle

Récemment, vous avez dit que vous étiez à la moitié de votre route et qu’il était temps pour vous de vous recentrez sur vous-même.

Ma curiosité et ma quête d’aventures m’ont conduit dans de nombreux pays et sur les scénarios d’autres personnes. J’ai maintenant cinquante ans et ma femme (qui est bien plus sage que moi, elle est prêtre et universitaire) ainsi que des collègues, m'encouragent à écrire mes propres histoires et à revenir à ma propre manière de faire des films. Et ils ont sans doute raison, mais je ne sais pas encore si je vais réussir à partir sur quelque chose comme ça ou si je vais encore aller vers d'autres horizons. Je ne sais pas encore. Mais c’est mon projet. 

Quoi qu'il en soit, aller d'autre en plus vers vous...

 

Quand j’écris mes propres scénarios, les films, qu’ils soient bons ou mauvais, n’auraient pas pu être fait par quelqu’un d’autre. Je trouve ça important d’une certaine manière et j’aime aussi beaucoup écrire. De plus en plus même. C’est devenu très important pour moi. 

Vous parlez beaucoup de “palette artistique”, vous semblez défendre l’idée que le cinéma a de multiples facettes, est-ce pour cela que vous avez rapidement quitté le dogme ?

J’ai quitté le dogme parce que je pensais avoir fait le film pouvant aller le plus loin dans cette direction et que je ne pourrais pas le dépasser. J’aurais pu rester dedans toute ma vie si je n’avais pas fait mouche du premier coup.

Donc pour vous le dogme serait finalement une histoire de jeunesse ? 

Oui et non ! J’étais jeune, mais je pourrais encore faire la même chose aujourd’hui. Il y avait quelque chose de particulier à propos du dogme, parce que c’était une révolte, que c’était arrogant… Nous ne voulions même pas nos noms sur les films, ce qui était un peu vain. Donc oui je pense qu’il y avait beaucoup d’aspects liés à la jeunesse, l’arrogance en fait partie. 

Mais cela vous a-t-il aidé à découvrir votre vraie nature artistique. Votre identité de cinéaste ?

Je pense, oui, que mes films représente ma vraie nature en tant que cinéaste. Et quelques années après le dogme, j’étais confus : quelque chose s’était crée entre les gens et moi-même, ils pensaient que mon truc était d’explorer les formes du cinéma. Alors que j'étais plutôt intéressé par les êtres humains et en fait, le dogme n’est ni plus ni moins qu’un accès direct à la pureté des êtres humains, bien plus qu’une question de formes. 

Beaucoup de gens disent d'ailleurs que vous êtes un spécialiste de l’âme humaine...

Oui.

"c'était impossible pour moi de continuer dans cette voie"

Le fait que le dogme ait bénéficié d'une telle visibilité, y compris à Cannes, semble vous avoir ainsi finalement aidé à trouver une forme de "réponse suprême".

Le dogme était vraiment quelque chose d’enthousiasmant et de joyeux quand nous nous sommes décidé à le faire. C’était plein de loyauté et de camaraderie, tout en étant aussi très dangereux. Cela représentait un grand risque. Les gens m’appelaient, me criaient dessus, me disaient que ma carrière allait être détruite, que j’allais détruire le cinéma, même le directeur de notre école est allé voir les médias pour nous faire bannir. Il y avait une très grande agressivité envers Lars et moi, et par dessus tout ça, j’ai raconté l’histoire d’un enfant molesté, ce qui n’avait jamais été fait au par avant. Il y avait quelque chose de joliment suicidaire là dedans, ou au moins quelque chose de très risqué. Et puis en une nuit, à Cannes, nous sommes devenu la nouvelle tendance, nous avions passé la frontière. Dans mon pays, on peut aujourd’hui acheter des meubles « dogme ». Le risque a disparu et est devenu une recette à la place, un uniforme. Et si on considère tout cela allié au fait que mon film soit le dernier jalon dans cette direction, c’était impossible pour moi de continuer dans cette voie.    

 

Mais aujourd'hui, croyez vous encore à une "pureté cinématographique" similaire à celle du Dogme 95 ?

 

Dans la vie, chasteté et pureté sont deux choses différentes. La pureté, c’est ce que je recherche dans tout ce que je fais, et cela n’a pas commencé avec le dogme… Ce sont les gens qui ont décidé, pour moi, autour de moi… Festen est le moment où tout est devenu clair pour moi. Si les gens disent que c’est avec le dogme, c’est parce qu’ils n’ont pas vu mes films d’étude, parce que ceux que j’ai fait à l’école de cinéma avaient déjà cette pureté et étaient déjà fait caméra à l’épaule. L’un de mes films d’école est probablement le premier film danois filmé avec la caméra à l’épaule et c’est ce métrage que Lars Von Triers a vu.  Et c’est grâce à lui qu’il m’a invité. Ce sont les films auxquels je reviens quand je me sens corrompu, ou quand je sens que je suis devenu un rouage d’une industrie, que je suis devenu commercial. Festen est le résultat de tout cela. C’est vraiment ce que m’évoque l’idée de pureté à laquelle je tente de me raccrocher.   

A propos de Lars Von Triers, vous dites qu’il est un expérimentateur des formes et que vous êtes un expérimentateur des êtres.

Absolument. Rien à ajouter.

"Créer des personnages qui ne sortent plus de votre esprit, qui vous accompagnent dans votre vie, c’est l’objet de la recherche du réalisateur. »

Cette phrase est belle, et je vais l’étendre un peu : si on peut créer des moments, ou des personnages (dans mon cas, ce sont d’abord des personnages) qui restent avec le spectateur, alors ils prennent part à la communauté familiale, et on a créé la vie. On a créé une vie sur laquelle tout le monde peut réfléchir, et je pense que c’est l’ultime objectif de ce que nous faisons. 

Tous les films que vous faites semblent à ce propos avoir en commun d’essayer d’aider à communiquer et de tirer le public vers le haut. 

J’essaie. Tout ce que l’on ne voit pas (et c’est ce que je trouve vraiment important) le spectateur doit le voir dans son imagination. Chaque scène devrait, d’une certaine manière, se référer à un passé fictif, avant que le film ne commence, ou juste avant que la scène ne commence ; ce qui s’est passé chez les voisins ou ce qui s’est passé il y a 10 ans…. Chaque scène peut aussi faire écho à une forme de rêve du futur. Donc je suis très conscient de ça, afin d’être sûr que le film cache l’essentiel. Pour ce qui est du présent, je travaille très précisément avec les acteurs à propos de ce que leurs personnages veulent montrer au monde et ce qu’ils veulent cacher. Et ensuite, on leur donne de petites fêlures à propos de ce qui est caché, justement, de ce qui est le sujet véritable du film. C’est le genre de système que j’ai suivi depuis, et peut-être même avant Festen

Une certaine forme de pureté ?

Oui, en un certain sens, mais il s’agit surtout de requérir quelque chose de la part du public, car cela veut dire qu’ils ont a imaginer le film eux-mêmes. 

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"C'est une étape très active, de dissimuler"

Derrière ce désir de Hors Champ, comment choisissez-vous finalement ce que vous allez montrer aux spectateurs ?

C’est très compliqué. Je viens de finir mon prochain scénario et mon problème principal est que l'on en voit déjà trop. Mais vous savez ce qui est intéressant avec cette histoire de cacher les choses, c’est que ça s’applique aux acteurs, ils peuvent s’en servir. Si vous êtes un bon acteur, si vous savez jouer, vous ne pouvez pas être quelque chose, mais vous pouvez faire quelque chose. C’est très différent, bien sûr. Si je demande à un acteur d’être ivre, c’est très compliqué, mais le bon acteur traduira cela en : « que puis-je faire pour avoir l’air ivre ? Je peux le cacher », comme chacun le fait quand il est véritablement ivre. C’est ce que je suis en train de faire, et c’est une étape très active, de dissimuler. C’est donc très sain en terme de jeu. Est-ce que vous comprenez ce que je veux dire ? Cacher que vous êtes ivre vous donne beaucoup de choses à faire. Et ensuite on montre une petite fêlure sur le fait que le personnage est ivre. Quand on fait ça le public comprend et s’exclame « Oh, mais il est bourré !». Vous savez, c’est quelque chose d’assez étrange. Mais ça fonctionne si bien.

Vous parlez souvent du plaisir de retenir sa respiration, en tant que spectateur.

Je ne me souviens pas avoir dit ça, mais l’idée est belle et j’essaie d’aller dans cette direction. Peut-être que c’est lié à mon film Kursk qui est vraiment une histoire d'apnée, mais je ne me souviens pas de cette citation. Est-ce que je veux que mes spectateurs retiennent leur respiration ? 

Dans tous vos films, il y a toujours un moment où l’on ne peut plus respirer.

En fait, pas vraiment, mais j’en suis très fier, parce que bien-sûr, je veux voir les spectateurs disparaitre dans le film et faire corps avec le personnage principal et son arc, donc si j’y parviens alors... Mais ce n’est pas quelque chose que j’ai consciemment mis en place. 

"Un jeune garçon profitant de son coquard"

Un homme seul dans une communauté, être différent du groupe, c’est un thème que l’on retrouve dans vos films, est-ce une de vos obsession ?

Je ne sais pas si c'est une obsession, mais c’est juste quelque chose qui continue à m’attirer. C’est comme si vous étiez face à un ami ou un amant qui continue à vous séduire, et en général, la raison que je donne, que vous avez peut-être déjà lue, c’est que ça vient sans doute de mon éducation. 

Quel genre d’enfant étiez-vous ?

Vous savez, je suis né dans une communauté et j’étais timide, super timide, c’est pour ça que je voulais devenir célèbre et c’est pour ça que j’ai fait des films. Je précise tout de suite que cette ambition s’est arrêté dans ma vingtaine. Mais donc j’étais si timide que je me disais que, si j’étais célèbre, les gens sauraient qui je suis quand je rentrerai dans un pièce. J’étais donc timide, je détestais le manque et je vivais dans une communauté, ce qui était assez difficile, mais j’adorais. J’avais de très grandes dents de devant et ai du porter un appareil pendant longtemps et enfant j’avais les cheveux longs, j’étais aussi très moral, un écrivain de la justice. Et je me suis fait cogner une fois, mais vraiment tapé dessus, dans un bus, quand j’étais au jardin d’enfant et ce fait est intéressant car il résonne avec les films que je fais maintenant… Car dans mes films il s’agit souvent d’un homme contre la communauté, de la justice et de l’injustice, en effet. Donc je suis dans ce bus, avec mon père, qui est un universitaire. Nous n’avions pas d’argent, nous prenions les transports en commun et un matin, une grosse brute, ivre et de classe ouvrière, entre dans le bus et dit à ma sœur de dégager pour qu’il puisse s’asseoir. Elle s'est levée et je me suis demandé « comment c’est possible, c’est de j’injustice pure ». Ce que j’ai fait, c’est que je me suis mis à parler avec mon père de manière passive-agressive, ce que je ne comprenais pas car j’avais quatre ou cinq ans : « Bon, c’est parce qu’il est en surpoids, blablabla, il a besoin de montrer son pouvoir ». L’homme l’a entendu, et le bus a continuer de se vider de plus en plus. Je me suis levé car j’étais furieux. Je suis allé me mettre derrière lui. Je lui ai tapé sur l’épaule, il s’est retourné et je lui ai dit « Vous êtes un connard ». Il s’est levé, il m’a empoigné et m’a cogné contre le sol. Le bus s’est arrêté, la police est arrivée et il s’est fait arrêté. Mon père fut suffisamment clément pour dire « ne le jetez pas en prison, c’est un pauvre batard ». J’ai eu un œil au beurre noir et j’en étais très fier. Je me souviens arriver au jardin d’enfant et me sentir en vie. « J’ai fait quelque chose, je me suis dressé pour la justice, et ceci est mon œil au beurre noir ». Les plus âgés avaient formé un groupe pour que je puisse raconter mon histoire et voilà l’élément essentiel et le résumé de cette intrigue : un jeune garçon profitant de son coquard. 

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"Le succès et son opposé sont ce que nous devrions ignorer."

Vous semblez fier de ce que vous avez fait, et c’est inspirant.

Je regrette tout de même un certain nombre de choses que j’ai faites. J’ai fait beaucoup de mauvais choix, mais j’ai aussi fait beaucoup de bons choix, courageux et mémorables. Vous devez vous rappelez, quand des gens vous disent qu’ils sont fiers de leurs films, de ce que je vous ai dis précédemment : il y a ce que les gens veulent vous montrez et ce qu’ils vous cachent. Tout est alors bien plus fragile. Quand je regarde mes collègues autour de moi, quand je regarde les énormes affiches et la sécurité personnelle, je me dis, « est-ce que c’est vrai ? », et si c’est vrai, j’en veux, qu’elle est la drogue qu’ils prennent pour être si sûrs d’eux-mêmes ? Mais en les connaissant, et maintenant de manière personnelle, je sais que ce n’est pas vrai. Moi je suis très dur avec moi même, trop dur parfois, au point de ne pas pouvoir me lever le matin, mais parfois c’est l’inverse, je suis très fier. C’est un peu les montagnes russes. 

Vous êtes tout de même une source d’inspiration pour beaucoup de monde. Mais vous, qui vous inspire ?

Le dogme n’avait pas d’autres inspirations que l’église catholique. Mais avant cela, Bergman était l’une de mes inspirations principales. Scorsese et le Hollywood des années 70, comme pour beaucoup de réalisateurs, et aussi Truffaut et Godard. Godard est en train de faire un retour chez moi, je regarde ses films à nouveau ou seulement des extraits (comme la scène de danse dans Vivre Sa Vie). J’ai regardé cette séquence cinq fois la semaine dernière et elle me donne envie de recommencer à faire des films. Donc Godard a été une grande inspiration. Quelque part entre Godard et Bergman, oui. C’est comme si Scorsese et Coppola s’évanouissaient un peu, que ça datait. Ce qui reste en moi et grandit dans le temps, c’est vraiment ces deux la, Bergman et Godard. Et pour les nouveaux, il y a quelques films que je trouve très bons mais dont les noms m’échappent. Il y a eu Sofia Coppola pendant un moment qui parvenait vraiment à déployer le temps, Haneke et beaucoup d’autres noms que j’ai oublié, ils vont me revenir. 

Un dernier mot, un conseil ?

Le succès et son opposé sont ce que nous devrions ignorer. Le travail, la curiosité, le courage, la pureté et le courage d’être pur, c’est ce qui devrait être recherché. Pour le reste, laissez quelqu’un d’autre s’en occuper. Ce qui est très bien avec les festivals et les remises de prix, c’est que ça crée des conversations autour de nos films et nous voulons que les gens regardent nos films et en parlent, mais nous ne devrions pas faire partie de ces discussions. Nous devrions être occupé à faire des films.  

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