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CINÉASTES DU MOIS

FEV.21 | THIBAULT JACQUIN

FILM : JUNGLE LIGHT

LE MOT D'HORSCHAMP

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« C’est le monde entier qui fait naître l’image, mais l’image n’englobe pas le monde entier. Il vaut mieux lier les jugements à l’expérience qu’à d’autres jugements, quand les jugements doivent avoir pour but de dominer les choses » Bertolt Brecht, Me Ti, Livre des retournements (1937)

Jungle Light est le récit d’une expérience personnelle, subtilement distillée au coeur d’une fiction prenante et audacieuse. Comment filmer « la Lande » ? Cette multitude d’espaces habités par les migrants tentant de passer en Angleterre à Calais, détruite partiellement en février 2016, huit mois avant son expulsion définitive. Comment filmer des individus privés de dignité sans soi-même entrer dans le jeu du voyeurisme et du portraitiste sensationnaliste ?

 

Le film de Thibault Jacquin s’ouvre sur deux questions : Quel est ton nom ? et D’où viens-tu ?, point de départ d’un récit kaléidoscopique capté par le prisme d’un simple objet : un briquet. Celui-ci passe de main en main, d’histoire en histoire pour nous faire visiter avec pudeur et discrétion - non pas un ensemble d’installations précaires ou bidonvilles - mais un endroit du monde. L’exigence portée au regard posé, entre égard, respect et humilité érige cette humble fable politique en un poème à la fois tendre et intime. Une histoire d’amitiés transitoires et fugitives à l’instar des circonstance dans lesquelles le film prend place. Une résistance ingénieuse à l’invisibilisation par des images tendres et marquantes, tenant en estime chaque protagoniste, du figurant au rôle principal. 

 

L’horizon filmé comme une utopie. Les voix et les musique édifient le film comme une fresque naturaliste, inscrivant définitivement chaque image comme archive nécessaire. C’est en cela que Jungle Light trouve son intensité : en constituant un document contre-informatif puissant et révélateur d’un temps. Il offre à nos yeux la même image que la pièce d’acier d’un briquet qui frôle sa pierre : une étincelle.

 

LÉOLO

Directeur Artistique

LE MOT DU CINÉASTE

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Je suis arrivé dans la Jungle de Calais après le démantèlement de la Zone Sud.

 

Cette première étape d’expulsion consistait à entasser les réfugié.e.s dans la Zone Nord, en partie inondable. La destruction des lieux de vie et les violences policières avaient causé de nombreuses blessures psychologiques, tant chez les réfugié.e.s que chez les bénévoles. Et ces dernièr.e.s avaient appelé à une relève.

Sur place, la médiatisation de l’expulsion s’était traduite par l’omniprésence des preneur.se.s d’images, souvent accompagnée d’un voyeurisme écœurant, et avait transformé le bidonville en zoo humain. Si j’avais pris une caméra avec moi, elle ne sortira finalement pas de mon sac.

 

J’ai passé le mois de mars 2016 à produire du bois de chauffage à la scierie, près des caravanes que l’on voit dans le film. Les cinq mois suivants comme professeur de français dans différentes écoles de la Jungle.

Pendant cette période, j’ai tenu un journal et cherché une forme qui permettrait de rendre compte de la réalité de la Jungle tout en protégeant les réfugié.e.s qui y résidaient. La méfiance légitime liée à la surmédiatisation et la préservation de l’anonymat des participant.e.s m’a conduit au prisme de la fiction. Toute personne dans le champ était ainsi consentante à apparaître dans le film. Utiliser la fiction permettait également de protéger les parties non-fictionnelles du film par un trouble salutaire : nous savions ce qui était purement documentaire, le public et les autorités ne le sauraient jamais.

 

L’intégralité de l’équipe technique était bénévole. Composée de réalisateur.rice.s afghan.e.s réfugié.e.s en Italie (Razi et Soheila Mohebi), d’un duo de réalisateur.rice.s égyptien.ne qui ont vécu la révolution égyptienne (Mirit Mikhail, Mahmoud Affify) et d’un sans-papiers tunisien résident en France (Hassen El Golli, aujourd’hui régularisé), celle-ci était en pleine conscience des enjeux humains engagés sur place. La musique du film a été composée par un bénévole anglais. La quasi- totalité des acteur.rice.s étaient également des non-professionnel.le.s réfugiés ou bénévoles.

 

Malgré cette équipe idéale, le tournage s’est avéré compliqué de par le caractère intrinsèque de la Jungle, assimilable à une zone de guerre. Chaque semaine des réfugié.e.s mourraient écrasé.e.s par des camions en tentant de passer en Angleterre ou dans des rixes entre communautés. L’ultra présence policière (3000 policier.e.s pour 1 psychologue) et l’art délicat de leurs matraques accentuaient d’autant plus les tensions sur place. La surveillance mafieuse ainsi que la paranoïa ambiante rendait dangereux un tournage long. Les deux semaines de tournage prévues ont été réduites à une seule à la veille du tournage, la plupart des séquences écrites ont disparues et l’improvisation est devenue la solution de survie du film.

 

Un mois après la fin du tournage, la Zone Nord était également démantelée..

 

Aujourd’hui, les réfugié.e.s présent.e.s dans la zone du Calaisis sont dans une situation de précarité et de danger encore plus alarmante, régulièrement dénoncée par les organisations internationales. Et la crise sanitaire n’aura fait qu’empirer des conditions de vie déjà fort dégradées : dernièrement, des distribution de repas ont été interdites pour cause de non-respect des distances sociales, dans une rhétorique au cynisme criminel assumé.

 

Je termine par les mots d’un ami syrien, à qui le film est dédié, auxquels je souhaiterai faire répondre Aimé Césaire (Discours sur le colonialisme).


- « Nous venions tre des hommes, nous voici devenus rats ».
- « Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries [...] »

 

THIBAULT JACQUIN

Réalisateur

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