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Jaume Balaguero « Aujourd’hui personne ne désire plus rien, parce qu’il y a tout à portée de main »



Nous sommes en octobre 2007, le festival de Stiges, rendez-vous annuel incontournable du cinéma fantastique, découvre et encense un petit budget espagnol appelé [REC], en l’honorant non seulement du prix du meilleur réalisateur, mais aussi du prix de la critique, prix du public et prix de la meilleure actrice pour la jeune Manuela Velasco.


Quelques mois plus tard, en janvier 2008, le Festival de Gerardmer, grand’ messe du cinéma de genre international, récompense le cinéma espagnol et la nouvelle dynamique entreprise pour donner un autre souffle à la production horrifique hispanique. Juan Antonio Bayona reçoit le Grand Prix pour « L’Orphelinat » tandis que Jaume Balaguero et Paco Plaza reçoivent le prix spécial du jury, le prix de la critique et le prix du jury jeune, pour le déjà très attendu [REC], accaparant toute l’attention et faisant de leur long-métrage le véritable événement de la manifestation Vosgienne.


[REC] et ses créateurs seront alors propulsés sur le devant de la scène internationale et rempliront les salles du monde entier tout au long de l’année 2008, récoltant au total plus de 32 millions d’euros pour un budget initial de 1,5 millions. L’année suivante, Jaume Balaguero est appelé à présider le jury du Festival de Gerardmer et le succès de [REC] ne cessant de s’amplifier, il devient vite un nom incontournable du paysage horrifique. Le film s’offrira trois suites jusqu’en 2014, ainsi qu’un remake américain dirigé par John Erick Dowdle. Son aura et la puissance de sa mise en scène le placeront en tête des incontournables du 21ème siècle et en feront tout simplement une référence et un titre appelé à faire date dans la grande histoire du cinéma d’horreur.


[REC] popularise et dynamise le procédé de found-footage qui deviendra dès lors un genre à part entière. Le film se déroule en temps réel, à travers l’œil d’une caméra qui accompagne Angela, jeune journaliste explorant les professions nocturnes. Chacun entretiendra à l’égard du métrage un souvenir glaçant et un arrière-gout étouffé propre à toute aventure cauchemardesque. Accompagnant une équipe de pompier dans leurs activités, Angela et son cameraman nous entrainent ce soir-là dans une mission spéciale, visant à secourir une vieille personne dans un immeuble de Barcelone. Immeuble mis en quarantaine quelques minutes après l’arrivée des pompiers et de nos journalistes sur les lieux. Un décor emblématique qui deviendra vite la représentation d’un pénible enfer, huis-clos sur-vitaminé, brutal, violent, étouffant, bestial et d’une cruauté sans limite.


Pour autant, Jaume Balaguero n’en était pas à son coup d’essai et les amateurs de genre connaissaient déjà son nom et son travail. « La secte sans nom » avait fait de Balaguero en l’an 2000, l’un des artistes de genre espagnol les plus excitants et prometteurs de sa génération. Un film primé à Montréal, Stitges, Bruxelles, Porto et bien sûr Gerardmer, où il recevait quatre prix, le remerciant d’amblé pour la secousse mémorable qu’il infligea aux festivaliers. Il y eut aussi « Darkness », « Fragile », « Malveillance »… Autant de titres imbibés de la patte Balaguero : une mélancolie envoutante et omniprésente, à l’origine d’une peur glaçante qui s’insinue brillamment par le biais d’une mise en scène entièrement pensée pour horrifier et terroriser les spectateurs les plus avertis.


A l’occasion de la 23ème édition de l’Etrange Festival, à Paris, Jaume Balaguero se prête à l’exercice d’une conversation avec Horschamp - Rencontres de Cinéma autour de la peur, de son travail de cinéaste, ses références et la place qu’occupe aujourd’hui le cinéma de genre.



"Je trouve presque anormal les gens qui ne se sentent pas attiré par le mystère"


À l’origine de tout cinéaste et de tout homme, il y a un enfant. Quel genre d’enfant étiez-vous Jaume Balaguero ?


Un enfant normal je crois. Complètement normal. Timide. Très timide. Peut-être trop timide, mais relativement normal. J’étais un enfant heureux, mais un peu introspectif et inquiet. Très inquiet même. Peut-être parce que j’avais trop d’imagination et beaucoup d’histoires dans la tête. Mais j’étais un enfant normal.



Pour vous, un enfant trop timide, inquiet et imaginatif est un enfant normal ?


Absolument (rires).



Est-ce que cette imagination vous conférait déjà une attirance pour le fantastique ?


Oui. Enfant, j’étais très attiré par les choses étranges, qui tournaient autour du fantastique et de la science-fiction. Tout ce qui touchait à la peur et au mystère. Mais je pense que c’est tout à fait normal que les enfants soient attirés par ce genre de choses et que, de façon générale, les gens le soient par ce genre de choses. Je trouve presque anormal les gens qui ne se sentent pas attiré par le mystère. Par la peur…



Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez eu peur ?


Je ne crois pas m’en souvenir précisément. Mais vous savez, cela dépend de plein de choses car il y a différentes sortes de peurs. Il y a les peurs de la vie. Mais on peut aussi s’attarder sur les peurs que l’on ressent en regardant un film, ce qui est tout à fait intéressant. Mes premières frayeurs de la vie n’avaient rien à voir avec la monstruosité ou la dangerosité, c’était de petites peurs courantes. Celle que tout le monde connait et qui sont relativement minimes. Par exemple on peut avoir peur de son milieu de professionnel, d’un certain inconfort. Mais les véritables grandes peurs que l’on exploite dans le cinéma sont celles de la survie, elles sont complètement liées à la monstruosité et la dangerosité. Celles-ci, les gens de notre époque ne les rencontrent désormais qu’au cinéma, pas dans la vraie vie. Car le monde d’aujourd’hui n’est pas celui du moyen-âge. L’humanité à grandit, justement dirigée par le sentiment de peur. Durant des siècles, l’existence était basée sur la peur. Avant, tu avais peur pour ta vie, constamment. Peur de la vie sauvage, des animaux, des maladies, de la faim, des autres… Aujourd’hui les peurs sont plus relatives. Bien qu’en ce moment les choses changent… Et peut-être que nous devrions commencer à ressentir en dehors des salles de cinéma, de nouvelles peurs liées à la survie, à la monstruosité… Malheureusement.



Vous avez un jour déclaré dans une interview que c’est « la peur abstraite » qui vous intéressait. Beaucoup plus intense, puissante et effrayante pour le spectateur.


Oui, car il y a une peur importante pour les êtres humains : c’est la peur de l’inconnu ! Quand on se retrouve avec une chose que l’on ne connait pas ou que l’on ne comprend pas, nous sommes terrifiés. Parce que cette chose, dans son mystère, brise le contrôle que tu entretien sur ton petit monde. C’est une peur irrationnelle. Une peur abstraite.



"J’aime faire naitre l’inquiétude

dans l’esprit du spectateur"



Dans vos films, cette peur de l’inconnu se manifeste grâce au hors-champ. Vous attisez ainsi cette peur et poussez l’imagination de vos spectateurs au-delà de toute représentation visuelle de l’horreur. Comment appréhendez-vous le travail sur cette forme très particulière, mais incontournable dans la mise en scène.


La peur exploité dans mes films est souvent un sentiment qui n’est pas lié aux choses que l’on voit. C’est une chose qui m’intéresse beaucoup. Il s’agit d’inquiétude. J’aime faire naitre l’inquiétude dans l’esprit du spectateur, bien plus que la peur elle-même. Il faut les inquiéter, jusqu’à les perturber avec des choses qu’ils ne comprennent pas, qu’ils ne voient pas, mais dont ils ressentent la présence. Ce sont des choses que l’on s’amuse à dissimuler et à cacher au sein même du film. Mais dans un même temps, j’aime travailler avec la peur directe, frontale, brutale. Le meilleur exemple de ce type de procédé est « Massacre à la tronçonneuse » de Tobe Hooper. Il n’y a pas de suspens. Pas d’inquiétude. C’est un film très important vous savez, il a véritablement réinventé le cinéma d’horreur. On montre tout. Ce type d’approche m’intéresse beaucoup et j’essaye de combiner au maximum les deux procédés. Sauf peut-être dans [REC] où il n’y a pas beaucoup de suspens, c’est un choc direct, un contact radical avec l’horreur.



"Les autres sont le plus grand mystère de l’humanité"


Pas uniquement, car dans [REC] on ne sait pas ce qu’il se passe à l’extérieur de l’immeuble, la mise en quarantaine fait naitre l’inquiétude et le suspens dont vous parlez, toutes les réponses à nos questions se situent en dehors du décor et la vérité sur les événements est en hors champ.


Effectivement ! Alors il faut croire que je combine toujours les deux !



Oui. Et en général, malgré le fantastique et la monstruosité, ce sont les êtres humains qui sont véritablement effrayant dans vos films. Les autres. Est-ce que la peur des autres est une peur concrète, ou abstraite ?


Les deux. Car concrètement, l’autre peut-être dangereux. Nous le savons. C’est une peur concrète. Mais il y a aussi cette façon d’aborder systématiquement l’autre comme un inconnu. On revient donc à ce sentiment d’inconnu qui est à l’origine de ce que j’appelle la peur abstraite : qui peut faire naitre en nous une peur irrationnelle. Les autres sont le plus grand mystère de l’humanité. Que dont-ils ? Que pensent-ils ? Que veulent-ils vraiment ? On ne le sait pas ! Même s’ils nous le disent, qu’est-ce qui me prouve qu’ils ne sont pas des menteurs ?



Nous avons vu votre premier court-métrage, « Alicia ». C’est un film très perturbant. Comment l’idée d’un tel film vient dans l’esprit d’un jeune homme ?


Clairement, c’est presque une idée de marketing qui m’a orienté vers ce type de projet. J’avais 22 ou 23 ans et je voulais absolument faire un film qui ne passerait pas inaperçu ! Je voulais que les gens parlent de ce film. Quand je dis « les gens », je ne parle pas du public, dans la rue ou dans les cafés. Je parle du cercle cinéphile et professionnel car, on le sait, les court-métrages ne sont vu que dans les festivals. Je voulais donc que le petit monde du cinéma entende parler de ce film et qu’il ait une forte réaction à son égard. Je voulais sciemment faire quelque chose de choquant, de provoquant. Mais tout n’est pas totalement gratuit. J’ai tout de même utilisé ce film pour commencer à explorer les idées et les sujets qui m’intéressaient déjà beaucoup à l’époque, comme la religion. C’est aussi un film d’influences, avec de nombreuses références assez claires. Un exercice de style.




Il y a eu « Alicia », puis tout au long de votre carrière, vos personnages principaux se sont avérés être, encore et toujours, des femmes.


C’est vrai que je me suis toujours intéressé aux personnages féminins, qui m’apparaissent plus mystérieux et plus forts. Je crois tout simplement que, de façon générale, la femme est plus forte que l’homme. Peut-être pas physiquement, mais la femme, c’est la mère. La mère a une force de protection et une vaste capacité d’amour que, curieusement, l’homme n’a pas toujours… L’intensité de la femme m’intéresse bien plus.



Vous disiez être intéressé par l’inconnu. Peut-être que vous exploitez les personnages féminins dans l’idée de comprendre la femme qui, en tant qu’homme, est une inconnue ?


C’est une lecture envisageable. Je n’en suis pas sûr, mais peut-être que oui après tout. Je vais y penser car c’est très intéressant !



Dans le cadre de votre carte blanche à l’Etrange Festival, vous avez choisi de nous montrer « Street Trash » de James Michael Muro, qui est sans conteste un des films les plus singuliers de l’histoire du cinéma d’horreur. Vous souvenez-vous de la manière dont vous l’avez découvert ?


Oui bien sûr ! Je me souviens de chaque film de ce type que j’ai découvert en VHS, et de la sensation qu’ils m’ont procuré. Quand j’étais adolescent, j’aimais beaucoup l’horreur et c’était la bonne époque pour cette cinéphilie. Il y avait les vidéo clubs et j’adorais y chercher des choses singulières et différentes. Je découvrais de véritables bijoux ! L’un de ces bijoux, c’est « Street Trash » ! Je l’ai loué. Je l’ai visionné. Et j’ai découvert… Ca. (Rire). C’est un film très important pour moi, je l’ai tellement aimé. Je ne l’ai pas vu depuis plusieurs années et j’aimerais beaucoup avoir l’opportunité de le redécouvrir sur grand écran. Car la plupart de ces films d’horreur mythiques, nous les avons découverts en VHS, sur une petite télé. Mais le grand écran apporte autre chose, comme toujours.



Street Trash


Vous pensez que le cinéma a besoin de ce genre de film ?


Le cinéma, je ne sais pas, mais moi oui ! J’ai besoin de toute sorte de film. J’aime l’horreur et le gore, mais j’aime aussi la comédie romantique et le cinéma d’auteur. En fait, j’aime tout. Cela ne veut pas dire que j’aime tous les films du monde, heureusement. Et le cinéma a besoin de cette variété. Il a aussi besoin de films qui brisent les frontières du tabou. De tous temps, il y a eu des films pour repousser ces frontières et aller toujours plus loin. Il y a alors une controverse, mais ces films-là font souvent évoluer le langage du cinéma. Et je trouve que c’est très important.



A propos du tabou, j’ai l’impression que notre société retombe dans le politiquement correct et le retour des mœurs. Dans ce contexte, est-ce plus difficile de produire des films d’horreur ?


Je comprends ce que vous voulez dire, mais j’ai plutôt l’impression du contraire. Vous savez, avant, lorsqu’on voulait vraiment aller loin avec un film, la controverse était énorme ! Mais maintenant, on peut voir tout, surtout sur internet. Tout le monde a tout vu. C’est donc difficile de faire un film controversé. Même en tapant très fort dans un film, ce sera toujours plus acceptable que certaines choses réelles que l’on peut voir sur internet. Les gens sont plus accoutumés à l’horreur donc à priori, on peut faire de tout. Il faut voir les choses de cette façon : la véritable différence, c’est qu’avant, le système d’exploitation du cinéma était plus petit et donc plus facilement contrôlé. Mais maintenant tu peux faire un film qui se destinera à différents types d’exploitation : juste en DVD, juste en VOD, ou diffusé par tes propres moyens sur internet. Ca offre tout de même la liberté de faire ce que tu veux et de ne pas se confronter au contrôle qu’il peut y avoir sur le grand écran.



C’est vrai qu’aujourd’hui, même un enfant peut avoir accès à tout et n’importe quoi sur le net, là où votre époque exigeait le temps et l’énergie d’obtenir, par exemple, une VHS. Ce phénomène change véritablement la perception de ce que l’on va voir à l’écran.


Oui. Ca influe sur le ressenti des gens. Avant on parlait d’un film extrême, il y a avait des rumeurs, qui l’a vu ? Qui a la VHS ? On l’attendait ce film, parfois pendant très longtemps. On voulait voir ça ! C’était une volonté intense. Maintenant tu vois ce que tu veux, en un clic. Résultat : nous n’avons d’intérêt à rien. C’était pareil avec la musique, quand j’étais adolescent j’attendais d’avoir l’argent pour acheter mon album de Led Zeppelin et quand je pouvais enfin l’acheter, j’allais à la boutique, puis je rentrais chez moi et là… C’était de l’amour. Du véritable amour. Aujourd’hui personne ne désire plus rien, parce qu’il y a tout. Parce que nous avons tout à portée de main. C’est un problème. Ça change nos perceptions et même notre façon d’aborder la vie. Imagine un peu, si tu pouvais coucher avec qui tu veux, n’importe qui, au choix ! A première vue, ce serait formidable. Mais au final, ce serait terrible. Parce qu’il n’y aurait plus d’intérêt. Ce qui est intéressant, c’est le besoin, la volonté, la lutte, l’attente. Le résultat aura alors une autre saveur. Si tu as tout ce que tu veux, tu n’as plus de désir. Et sans désir, la vie est terrible. C’est quand même un véritable problème…



[REC] fête cette année son dixième anniversaire. Mais quand on le voit, on a le sentiment que ce film a été fait hier. Il ne vieillit pas, il est toujours aussi puissant et perturbant. Quel est son secret ?


Je ne sais pas vraiment. Mais je crois que ça tient à la façon dont nous avons construit film, cette volonté de s’approcher au maximum de la réalité. On dit souvent que [REC] est un found-footage, ce n’est pas tout à fait vrai. Car à proprement parlé, on ne « trouve » pas la cassette, mais on met l’œil du spectateur dans la caméra du journaliste. C’est ce procédé qui depuis, est devenu ce qu’on appelle communément le found-footage, mais ce n’était pas ça. Toujours est-il que nous laissons vivre l’histoire en tant réel, c’est précisément l’expérience que l’on recherchait. Casser la distance entre l’écran et le spectateur. Le spectateur est dans l’histoire et on ne peut pas l’arrêter. C’est sans doute ce qui fait toute l’efficacité du film. Nous voulions toucher à la réalité. D’ailleurs les acteurs ne savaient pas toujours ce qui allait arriver durant les longs plans-séquences. Nous donnions une grande place à l’improvisation. Nous n’avions rien écrit à propos des relations entre voisins. Ce sont les acteurs qui ont créé les liens, positifs ou négatifs. Tout ça confère une vérité au film. C’est sans doute ce qui fait sa force.



Vous avez aussi programmé « Le Sacrifice » de Tarkovski dans votre carte blanche, en le qualifiant d’« étrange, apocalyptique, énigmatique. Une expérience unique et hypnotique ». Est-ce là le type d’expérience qui vous intéresse le plus, en tant que spectateur ?


J’ai découvert « le Sacrifice » à la filmothèque de Barcelone. C’est un film très hermétique et très dur pour beaucoup de spectateur, et même pour moi ! Il y a quelque chose dans ce film qui m’a beaucoup impressionné, quelque chose que je conserve. C’est cette façon de s’approcher de l’apocalypse, de la fin du monde. De raconter une histoire de façon si froide. C’est un film vraiment très étrange.




Et c’est tout à fait cohérent avec votre filmographie, ou le spectre de la fin du monde plane en permanence…


Oui, dans tous mes films il y a une sorte de fin du monde qui se profile. Ce n’était pas intentionnel. Mais je le découvre au fil des ans en revoyant mes films. Cela crée une sorte de mélancolie, surtout chez les personnages. D’ailleurs, il n’y a jamais de personnages qui soient vraiment heureux. La fin du monde est un concept et un sentiment qui existe vraiment dans l’humanité, que ce soit à titre personnel ou général. C’est ce qui crée la mélancolie.

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