CONVERSATION AVEC DIDIER ERIBON
CONVERSATION • CINÉMA & PHILOSOPHIE
MERCREDI 20 NOVEMBRE 2024
FESTIVAL AUGENBLICK • 20H
La « morale du minoritaire », concept central dans l’œuvre de Didier Eribon, prendra forme à travers une sélection de films qui interrogent la manière dont les identités minoritaires se confrontent aux structures de domination. Lors de cette conversation, le philosophe invitera à explorer les tensions entre l’individu et la société, où l’assignation identitaire entraîne à la fois résistance et réinvention. L’innocence de Hirokazu Kore-eda (2023), Deux de Filippo Meneghetti (2019), Great Freedom de Sebastian Meise (2021) et Le Cercle de Stefan Haupt (2014) plongeront les spectateurs dans des récits où la honte, l’insulte et l’ostracisme façonnent les trajectoires personnelles et collectives. Ces œuvres dévoilent comment des forces de résistance se manifestent face à la stigmatisation et comment des dynamiques de réappropriation identitaire naissent au cœur de ces oppressions, transformant la honte en levier d'émancipation.
Le concept d'« instant fatal », fondamental dans la pensée d’Eribon, résonnera tout particulièrement à travers ces films. Ces récits montrent avec acuité cet instant où la conscience de l’identité réprimée surgit, bouleversant l’équilibre intérieur et la construction de soi. Alors que L’innocence analyse les effets subtils de la dissimulation et de l’autocensure émotionnelle, Deux met en lumière la pression des normes sociales sur l'intimité et les relations amoureuses, Great Freedom expose la résistance face à l’oppression systémique des corps et des désirs et Le Cercle propose une réflexion profonde sur la solidarité au sein de la marginalité, où le collectif devient un espace de réinvention.
Cette discussion, animée par Léolo Victor-Pujebet, offrira un cadre idéal pour revisiter les idées de Didier Eribon à la lumière du cinéma contemporain, en ouvrant un espace de dialogue fertile sur les questions de marginalité, de honte, et sur la manière dont l’affirmation identitaire peut émerger des situations de rejet.
La « morale du minoritaire » comme prisme de la subjectivité opprimée
Didier Eribon, penseur à l’intersection de la philosophie et de la sociologie, déploie une réflexion ambitieuse sur les mécanismes par lesquels les identités minoritaires — sexuelles, sociales ou raciales — sont façonnées par des structures de domination. Son œuvre s’inscrit dans une généalogie qui prend racine dans les théories foucaldiennes du pouvoir, mais aussi dans les écrits de Jean Genet et des penseurs de la subjectivité queer. Avec Une morale du minoritaire, Eribon esquisse les contours d’une éthique fondée sur l’expérience de la marginalisation, une éthique qui se constitue dans les interstices du pouvoir, là où la honte, l’insulte et l’exclusion dessinent les contours d’une subjectivité autre.
Cette « morale du minoritaire » interroge la manière dont l’individu, confronté à l’insulte fondatrice, restructure son rapport à lui-même et au monde. L’assignation identitaire, loin de se limiter à une simple catégorisation extérieure, façonne en profondeur la subjectivité de celui qui en est la cible. La notion d’« instant fatal », clé dans la pensée d’Eribon, désigne cet événement où l’insulte vient sceller l’altérité du sujet, un moment où l’identité minoritaire s’impose avec une violence inéluctable.
Dans ce contexte, le cinéma devient un médium particulièrement riche pour interroger ces dynamiques de marginalisation et de résistance. Les films sélectionnés pour cette séance — L’innocence de Hirokazu Kore-eda (2023), Deux de Filippo Meneghetti (2019), Great Freedom de Sebastian Meise (2021) et Le Cercle de Stefan Haupt (2014) — reflètent chacun à leur manière cette confrontation entre l’individu et les structures normatives qui cherchent à le maintenir dans une position d’infériorité. Ces œuvres sont autant de fenêtres sur les stratégies de réinvention et de résistance que les individus développent face à l’oppression, transformant la honte en outil d’émancipation.
L’innocence de Hirokazu Kore-eda (2023) : Dissimulation et effacement
Dans L’innocence, Hirokazu Kore-eda explore avec une subtilité remarquable les dynamiques d’effacement auxquelles sont confrontés les enfants pris dans les attentes tacites du monde adulte. Kore-eda, connu pour sa capacité à capturer les tensions invisibles qui traversent les relations familiales, propose ici une réflexion sur la manière dont le regard social modèle l’intériorité des individus dès leur plus jeune âge.
Le film suit Minato, un jeune garçon qui évolue dans un environnement où chaque geste, chaque mot semble scruté et évalué à l’aune d’une norme implicite. Dans ce contexte, la dissimulation devient pour lui une forme de survie. Eribon décrit précisément ce processus dans ses travaux : l’enfant, dès son plus jeune âge, apprend à dissimuler ses émotions, ses désirs, à se conformer à une normalité qui l’étouffe. Cette normalité, dans L’innocence, ne s’exprime jamais par des injonctions directes, mais par une série de micro-agressions silencieuses, des attentes tacites qui finissent par écraser la singularité de l’enfant.
Le sujet central du film est celui de l’homosexualité naissante des deux jeunes garçons, bien qu’il ne soit jamais nommé explicitement. À travers le parcours de Minato et son camarade, L’innocence traite du désir et de la découverte de soi dans un environnement qui réprime toute forme d'altérité sexuelle. Ce traitement implicite du sujet renforce l’idée d’invisibilisation et de refoulement, des dynamiques que Kore-eda capte avec une extrême finesse. Le cinéaste parvient ainsi à figurer l’indicible : la lente découverte de l'homosexualité chez les deux enfants, et la manière dont cette différence, jamais verbalisée, vient briser l’innocence de leur relation.
Le concept d'« instant fatal », tel que l’analyse Eribon, résonne particulièrement dans L’innocence. Minato ne subit pas de violence explicite, mais il est constamment confronté à des moments de rupture, des instants où la conscience de son altérité lui est imposée avec une brutalité sourde. Kore-eda filme ces moments avec une sensibilité qui révèle la manière dont l’oppression peut se glisser dans les interstices du quotidien. Loin des schémas dramatiques classiques, la violence ici est discrète, presque imperceptible, mais elle n’en est que plus dévastatrice.
Eribon souligne que la stigmatisation ne passe pas seulement par l’insulte frontale, mais par un ensemble de dispositifs qui imprègnent les gestes, les regards et les interactions les plus anodines. L’innocence illustre cette domination insidieuse avec une acuité saisissante, montrant comment l’individu se trouve progressivement enfermé dans une identité qui lui est imposée par un environnement oppressant.
Le Cercle de Stefan Haupt (2014) : Solidarité et affirmation collective
Le Cercle de Stefan Haupt, entre fiction et documentaire, retrace l’histoire de la revue homophile suisse Der Kreis, qui, des années 1940 aux années 1960, fut l’un des rares espaces de rencontre et de reconnaissance pour les hommes homosexuels en Europe. Le film, en retraçant cette histoire singulière, illustre non seulement la lutte pour l’émancipation individuelle mais aussi la construction d’une solidarité collective face à la stigmatisation et à l’exclusion.
La « morale du minoritaire », telle que la conçoit Didier Eribon, repose en grande partie sur cette idée que l’émancipation des identités marginalisées ne peut se faire qu’à travers un processus collectif, où la honte et l’insulte, initialement forces d’oppression, deviennent des vecteurs d’affirmation identitaire et de résistance. Le Cercle met en scène cette transformation : de la clandestinité subie à la construction d’un espace où la parole et la reconnaissance s’affirment.
Les protagonistes du film, Ernst Ostertag et Röbi Rapp, représentent cette quête de dignité à travers le collectif. À travers leurs trajectoires respectives, Le Cercle montre comment la solidarité devient une force politique, un moyen de réinventer l’identité non plus comme une donnée honteuse, mais comme une part affirmée de soi. Ce n’est plus simplement l’homosexualité individuelle qui est vécue dans la clandestinité, mais la reconnaissance d’un groupe, d’une communauté qui résiste à l’ostracisme en redéfinissant les termes de l’affirmation sociale.
Dans Le Cercle, l’émancipation passe par la réappropriation de la honte. Ce que la société perçoit comme « abject » devient, à travers l’organisation collective, un lieu de pouvoir, de reconnaissance et de transformation. La solidarité au sein de la revue Der Kreis est une illustration poignante de cette idée énoncée par Eribon selon laquelle la réinvention de soi face à l’ostracisme ne peut advenir qu’au sein d’une dynamique collective, où les identités minoritaires redéfinissent les termes mêmes de leur marginalisation.
Stefan Haupt, en choisissant de mélanger les témoignages réels et la fiction, souligne le caractère intemporel de cette lutte : l’histoire de Der Kreis résonne encore aujourd’hui, à une époque où les identités minoritaires continuent de devoir se battre pour leur reconnaissance. Le film est un hommage à la lutte collective, à l’affirmation par le groupe, tout en dépeignant la complexité des combats individuels qui, pris dans une dynamique sociale plus large, parviennent à transformer la honte en fierté.
Deux de Filippo Meneghetti (2019) : L’amour sous l’emprise de l’invisible
Dans Deux, Filippo Meneghetti dépeint une intimité dissimulée, celle de Madeleine et Nina, deux femmes septuagénaires liées par des décennies de vie commune. Cet amour, pourtant puissant, se déploie dans les interstices d'une société qui refuse de le voir. Voisines aux yeux du monde, amoureuses dans le secret, elles vivent sous le joug de l’injonction sociale à l’invisibilité, une contrainte qui les prive d'une pleine existence. Le film s’attache à rendre palpable cette dissimulation, non comme un choix, mais comme une forme de survie imposée par l’ordre hétéronormé qui encadre leur quotidien.
Didier Eribon, dans Retour à Reims, analyse la manière dont la honte s’infiltre jusque dans les recoins les plus intimes, contraignant les individus à conformer leurs désirs aux normes dominantes. Deux en devient une incarnation silencieuse : l’amour, ici, doit rester hors du champ du visible. Cette invisibilité qui protège les deux femmes finit par les enfermer. En cherchant à se protéger du regard de l’autre, elles se privent également d’une part de leur liberté.
Meneghetti laisse planer cette tension avec une précision retenue, sans jamais céder à l’explicite. La violence n’est ni physique ni verbale, elle est diffuse, nichée dans les silences et les absences de reconnaissance. C’est la norme, invisible mais omniprésente, qui guide leurs mouvements et freine leur élan. Ce silence pesant incarne une violence subtile qui infiltre l’espace privé, contaminant leur relation. Là où Eribon théorise la honte intériorisée et la soumission à l’ordre social, Meneghetti l’exprime dans des gestes retenus, des regards fuyants, des dialogues qui ne disent rien mais laissent tout entendre.
Ce que révèle Deux, c’est l’épuisement de devoir s’effacer, de vivre dans l’ombre de la norme. Cette clandestinité devient un fardeau insidieux, creusant une faille entre les deux femmes. En refusant la visibilité, leur amour se soustrait non seulement au monde, mais à lui-même. Meneghetti capture avec finesse cette oppression silencieuse, cette violence intériorisée qui ronge progressivement l’intimité partagée. Le film ne montre pas la honte ; il la laisse s'insinuer dans chaque repli de la relation, jusqu’à menacer de la défaire.
Great Freedom de Sebastian Meise (2021) : La répression comme lieu de réinvention
Dans Great Freedom, Sebastian Meise plonge dans les rouages implacables de la répression institutionnelle qui, dans l'Allemagne d'après-guerre, s'acharne à réguler l'existence même des homosexuels par le biais du paragraphe 175. Ce texte de loi, instrument de persécution légale, criminalise les relations entre hommes et inscrit la marginalisation dans la structure même de l’État. Hans Hoffmann, figure centrale du film, est emprisonné à plusieurs reprises sous ce régime de contrôle. La prison devient ainsi le cadre où s’exerce la violence la plus brutale, celle qui nie non seulement les désirs, mais la possibilité même de se définir autrement que par l'opprobre légale.
Didier Eribon, dans ses travaux, insiste sur cette dimension où la loi ne se contente pas de punir, elle façonne les subjectivités qu’elle cible. L'assignation identitaire, ici, passe par l'incarcération : Hans est sommé d’incarner cette identité stigmatisée que la loi impose. Son existence est redéfinie par la privation de liberté, par l’enfermement au sein de murs qui ne se contentent pas de contraindre son corps, mais tentent de le figer dans une identité réduite à la honte. Meise filme cette assignation avec une sobriété qui n’enlève rien à sa dureté : la prison devient à la fois le lieu d’une destruction progressive et le théâtre d’une possible réinvention.
C’est là que Great Freedom trouve sa force, dans cette manière de révéler comment, au cœur même de l’oppression, des formes de résistance et d’affirmation émergent. La relation que Hans noue avec Viktor, son co-détenu hétérosexuel, devient un espace de solidarité inattendue. C’est dans cette alliance, improbable mais nécessaire, que Hans trouve la force de se redéfinir face à l’oppression systémique. Loin d’être un espace de soumission totale, la prison, sous l'œil de Meise, se transforme paradoxalement en un lieu où l’identité se réinvente dans l’ombre.
La violence légale, si elle cherche à fixer Hans dans une condition infamante, ne parvient pas à éteindre en lui cette capacité à détourner la honte en puissance créatrice. La relation avec Viktor incarne cette résistance discrète mais tenace, où la solidarité brise le carcan de l’isolement imposé par la loi. Ce lien inattendu devient alors le vecteur d'une réappropriation de soi, une manière de refuser l’identité assignée par l’institution pour en reconstruire une autre, fondée non plus sur la soumission à la loi, mais sur un réseau de relations humaines qui défie l’ordre carcéral.
Meise ne filme pas la révolte éclatante, mais une résistance souterraine, celle qui se déploie dans les gestes les plus simples, dans les échanges silencieux, dans cette solidarité fragile mais vitale qui naît dans les interstices du système répressif. Ce que Great Freedom révèle avec une sensibilité poignante, c’est la capacité de l’individu à créer des espaces de liberté dans les lieux même qui cherchent à l’écraser. Hans, à travers sa relation avec Viktor, refuse de se laisser définir par l’oppression, et c’est dans cet acte de réinvention, dans cette résistance intime, que la honte se renverse en fierté.
Le cinéma comme espace de résistance des subjectivités minoritaires
À travers les quatre films sélectionnés par Didier Eribon, se dessine une cartographie complexe des mécanismes de marginalisation, de honte et de résistance qui traversent les subjectivités minoritaires. Chacune de ces œuvres entre en résonance avec la pensée du philosophe en exposant une facette particulière de la manière dont les identités sont forgées, assignées et stigmatisées par l’ordre social. Mais au-delà de cette assignation, ces films témoignent de la capacité des individus à se réinventer, à détourner l’oppression en terrain de réappropriation de soi.
Le cinéma devient alors un laboratoire, non seulement de représentation, mais de transformation. Il ne s'agit pas ici d'une simple transposition des concepts philosophiques à l'écran : ces œuvres dépassent l’illustration pour incarner, dans toute leur force émotionnelle et visuelle, les tensions qui opposent l'individu aux structures de domination. Chaque film explore la manière dont l’insulte et la honte, loin de figer les identités dans l’abjection, ouvrent des brèches vers une réinvention personnelle et collective. L’art cinématographique, en ce sens, offre un espace où ces dynamiques peuvent être mises en jeu, devenant un lieu d’émancipation.
CONVERSATION AVEC DIDIER ÉRIBON
animée par Léolo Victor-Pujebet
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