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BRUNO BOUDJELAL ALGÉRIE(S)


Depuis ses premiers clichés, dans les années 90, Bruno Boudjelal se questionne sur sa propre identité, et sur l'identité au sens large. Après une vie de guide touristique en Asie, il voyage pour la première fois dans le pays de son père, l'Algérie, et commence la photographie par hasard, pendant la guerre civile. 


Depuis, il photographie l'Afrique du Nord au Sud, et organise de nombreux ateliers, notamment lors des Rencontres Photographiques de Bamako, ou plus récemment dans les banlieues françaises.


Il est également lauréat du Prix Nadar en 2015 pour son ouvrage "Algérie, clos comme on ferme un livre ?". En 2017, il est commissaire de l'exposition remarquée, "Ikbal / Arrivées", lors de la seconde édition de la Biennale des photographes du Monde Arabe Contemporain. À cette occasion, il réunit une vingtaine de jeunes talents algériens et expose leurs oeuvres à la Cité internationale des Arts.



© BRUNO BOUDJELAL


La dernière fois que nous avons entendu parler de vous, c’était a l’occasion de la biennale des photographes du Monde Arabe contemporain 2017, vous étiez commissaire de l’exposition « Ikbal/ Arrivées » qui réunissait de nombreux jeunes photographes Algériens. Vous semblez apporter une importance toute particulière au fait de montrer l’Algérie a travers des regards jeunes...


Quand je traversais l’Afrique du Nord au Sud j’ai fait beaucoup d’ateliers sur le continent, et on m’a souvent demandé pourquoi je ne faisais rien pour les algériens. Il s’est avéré qu’au printemps 2015, on m’a proposé de faire un atelier à Alger, dans le cadre des rencontres photographiques de Bamako, co organisé par des français et des Algériens (c’est important de le préciser d’ailleurs, c’est rare), et c’est dans ce cadre que j’ai reçu une vingtaine de photographes Algériens. Je constate d’ailleurs que, où que je fasse des ateliers, je trouve toujours des choses interessantes, que ce soit en Algérie, au Tchad, en France ou ailleurs. 


Ces quelques photographes ont donc été sélectionnés pour Bamako, certains ont même gagné des grands prix là bas. Tout le monde a donc voulu faire quelque chose avec ces photographies Algériennes finalement. Moi, ce que je souhaitais faire avec ces travaux, c’était restituer, montrer ce qu’il se passe dans ce pays. Et par un concours de circonstances, et grâce à une femme qui s’occupait des arts plastiques au ministère de la culture Algérien, puis une autre femme qui, elle, était attachée culturelle à l’ambassade de France, nous avons pu monter ce projet, et voilà comment on a pu montrer ces travaux à Alger en mai 2017, à la Friche La Belle de Mai à Marseille pendant deux mois, puis à Paris lors de la Biennale des photographes du Monde Arabe Contemporain cet automne. 


Ce qui m’interesse le plus là dedans, ce sont ces histoires de métissages. C’est d’ailleurs un peu la seule chose que je peux faire : faire passer, transmettre, faire circuler, grâce à l’accès que j’ai à certaines choses. Je fais le lien. Je n’avais d’ailleurs pas vocation à etre représentant de tous leurs travaux. Par chance, les 20 photographes ont pu venir jusqu’à Paris, ce qui n’est pas une mince affaire, et ont eu la chance de rencontrer leur public et de discuter avec lui. Je ne souhaitais pas etre commissaire au départ, la biennale aurait pu mettre quelqu’un d’autre à ma place, mais les algériens ne voulaient pas de français. 



Quelle est la place de la photographie en Algérie ? Est-ce que les jeunes se battent pour faire émerger cette forme d’art ?


En Algérie, personne ne vit de la photographie. Certains jeunes commencent, notamment le collectif 220, qui gagne des prix, mais c’est fragile. Les émergences se font grâce à une génération très connectée, avec des artistes comme Fethi Sahraoui, Abdo Shanan ou encore Lola Khalfa. Mais je pense que c’est la même chose sur tout le continent africain, excepté l’Afrique du Sud, où on trouve des galeries, des collectionneurs etc. Faire de la photographie reste extrêmement hostile.



Vous avez vous même fait un gros travail photographique de recherche d’identité en retournant plusieurs fois en Algérie, la première fois en 1993, tard, a 32 ans, malgré les réticences de votre père qui s’était volontairement éloigné de ce pays. Et vous avez documenté ce pays malgré les conditions difficiles.


Au départ je partais pour rencontrer ma famille, car mon père a toujours été opposé à ce que je retourne en Algérie. Et par hasard, trois jours avant mon départ, un ami m’a dit que je devrais profiter de ce voyages pour faire des photographies là bas. Je n’y connaissais absolument rien, mais quelques jours auparavant, j’avais accompagné des amis à une exposition de Salgado sur l’Amérique latine, et je m’étais donc mis en tête que c’était ça la bonne photographie. J’ai donc choisi le noir et blanc. 

Je suis parti dans cette Algérie qui était celle de la guerre civile des années 90. J’étais hébergé dans la famille d’une amie dans la banlieue d’Alger. Quand ils me demandaient ce que je venais faire en Algérie, je leur disais que j’étais photographe, c’était plus simple que de leur expliquer que je venais retrouver ma famille. 

Le lendemain, je suis sorti avec l’appareil photo et j’ai failli me faire tuer à Bab El Oued, j’ai ensuite failli me faire tuer à la Casbah, je me suis battu et j’ai perdu le viseur de mon Nikon F. Alors quand je suis revenu le soir, je pensais ne plus pouvoir prendre de photos, parce que je n’y connaissais rien. J’ai appelé mon ami pour m’excuser et, il m’a expliqué que je pouvais continuer. Je suis donc rentrer d’Alger avec 6 bobines. Mais pour moi la photographie c’était fini. 


C’est ce même ami qui m’a poussé à développer mes images. Il en a trouvé une vingtaine intéressantes. Il m’a conseillé d’aller voir une amie qui bossait dans la photographie. Et un jour après son boulot, dans un café, elle a accepté de voir mes photographie. Elle a regardé, m’a demandé de prendre une feuille de papier, et elle a commencé a me donner plein de noms a aller voir de sa part. Je suis allé chez Libé qui m’ont fait une double page, idem dans Le Monde, l’Observer en Angleterre, etc,… Non pas que les photographies étaient géniales mais ça montrait un quotidien que les gens n’avait pas l’habitude de voir.



© BRUNO BOUDJELAL


Après ce premier succès, vous travaillez sur la communauté Turque en France, pourquoi ?


Après ça mes amis voulaient que je continue la photo mais moi je ne voulais plus aller en Algérie ! Un ami m’a dit par hasard « Va travailler sur les Turcs ! Je peux t’emmener dans ma famille dans l’arrière pays de Bordeaux ». J’ai demandé la bourse de la DRAC Ile de France entre autres. Un rapporteur est venu chez moi pour évaluer mes images sur l’Algérie et m’a demandé mes travaux antérieurs, mais je n’avais rien d’autre et je ne pouvais pas lui mentir ! Il a trouvé ça bien singulier, puis finalement il m’a accordé la bourse. Je me suis donc retrouvé à sillonner la France pendant un an, au sein de la communauté Turque. Je ne m’y connaissais pas plus en photographie. J’avais acheté un livre de Salgado, et tous les soirs je regardais le livre en me disant « il faut que je fasse des photos comme ça ». A la suite de tout ça, une petite association Turque, qui m’aidait à Paris, m’a proposé de faire un vernissage dans sa cave. J’avais 15 mauvais tirages, et le jour du vernissage un grand monsieur au cheveux blancs vient me donner sa carte. Il se trouve que cet homme était Gökşin Sipahioğl, créateur de l’Agence Sippa Press, pour laquelle j’ai ensuite travaillé. Mais encore une fois c’était comme un accident. 



Pourtant vous retournez en Algérie, plusieurs fois même… 


Je voulais retourner en Algérie mais je n’étais pas sûr de vouloir y prendre des photos. J’étais vraiment traumatisé par ma première expérience. Deux ou trois jours avant mon départ, je me suis rendu chez un ami dont la fille avait reçu un appareil photo en plastique pour son anniversaire. Je lui ai donc emprunté et je suis parti avec ça. Ce n’était pas du tout un choix esthétique, mais au moins quand on m’arrêtait en Algérie avec ce truc, on ne me prenait pas du tout au sérieux. Jamais on imaginait que j’étais photographe !



Vous réussissez même a y retourner avec votre père ...


Oui, je l’ai convaincu de retourner en Algérie en 97. A l’époque j’avais arrêté les photos depuis 1 an et j’étais redevenu guide en Asie (Birmanie, Laos, Nord Vietnam…). On a décidé de retourner en Algérie ensemble une première fois, puis une deuxième fois. Voyage au cours duquel mon père avait organisé une grande fête de retrouvailles avec ma famille. En rentrant, j’ai reçu un coup de téléphone du magazine GÉO, qui souhaitait voir mes photographies. Encore une fois mes images n’étaient même pas développées, mais cette dame avec qui j’étais en contact m’a ouvert un compte chez Picto, et m’a demandé de lui amener les contacts. Le lendemain ils me proposaient un contrat à 50 000 francs (10 000 euros) pour publier l’histoire de mon père dans un numéro spécial Algérie au printemps 98.


Deux mois après, j’étais publié dans le New York Times, le Stern, El País, Avant Guardian… j’ai ensuite demandé la bourse de la FIACR. Le rapporteur vient (Christian Caujolle, qui a crée l’agence VU, dont je fais partie aujourd’hui), et j’ai eu cette bourse. Mais vous savez, même à ce moment là, ça n’était pas évident pour moi. Encore aujourd’hui je ne me dis pas que je suis photographe, il n’y a aucune planification de ma part en tous cas. J’aimerais bien l’idée d’arrêter d’ailleurs, par sécurité financière et parce qu’on n'a pas tout le temps quelque chose à dire aussi. Mais je ne sais rien faire d’autre.



© BRUNO BOUDJELAL


Vos images semblent en perpétuel mouvement, floues. Est-ce parce que vous prenez vos photographies en marchant, pour ne pas être repéré ? Avez-vous pris cette habitude pendant la guerre en Algérie ? C’est d’ailleurs ce qui défini votre style, même dans vos travaux plus récents.


La forme de ma photographie est en fait complètement liée à la pratique de la photographie dans ces années là. On peut même dire qu’elle est porteuse d’échec car je n’ai pas trouvé d’autre moyen de photographier l’Algérie. C’était trop hostile. Finalement ça a plutôt bien marché. Pour etre honnête je ne connaissais rien à la photographie mais j’étais fan de cinéma. Il y avait le ciné-club les jeudis et dimanches soirs, sur la 2 et la 3, je regardais tout. Quand je pars je ne connais pas de photographes mais je connais Antonioni, Cassavets, Tarkovski… donc en fait l’image ne m’était pas complètement étrangère non plus. Mon rapport à l’image me vient du cinéma. Par exemple une critique de photographie m’avait fait toute une analyse sur le fait que je prenais des photos derrière les vitres. C’est très gentil, mais en réalité si je suis derrière la vitre c’est parce que j’ai peur d’être devant. Le cadre dans lequel je photographiais à cette époque là était tellement contraignant, que la forme parle de tout ça aussi. 


D’ailleurs après ce premier voyage en Algérie, celui au cours duquel j’ai retrouvé ma famille, je ne suis plus allé nulle part en dehors de mon cercle familial jusqu’en 99. Je ne voyageais jamais dans l’Algérie. Là bas j’ai compris plusieurs choses. D’abord, on ne pouvait pas sortir l’appareil, ensuite on ne pouvait pas cadrer, et enfin, on ne pouvait pas s’arrêter. Donc c’est resté ancré dans mon travail, comme une névrose. 


Mais vous savez à Kinshasa ce n’est pas plus simple. On peut photographier ces pays là mais il faut changer son rapport, il faut s’installer, expliquer, et là, ça devient possible.



Vous faites beaucoup d’ateliers et de résidences avec des jeunes photographes. Comment travaillez-vous, comment on accompagne quelqu’un dans une bonne recherche photographique ? 


J’ai peu fait d’ateliers en France et la première fois je l’ai fait avec une amie parce que je ne voulais pas être tout seul. Je ne me considère pas comme un gourou, un Pygmalion, je n’aime pas quand on est trop concentré sur moi. La plupart de mes ateliers se font sur le continent africain. Un grand nombre de photographes émergeants sont des gens avec qui j’ai pu faire des ateliers il y a quelques années. Un atelier c’est avant tout pour développer son rapport au monde. La photographie c’est aussi physique, c’est la manière dont on se déplace dans l’espace, c’est d’ailleurs presque chorégraphique ou musical. Et on trouve des talents partout.


Récemment j’ai rencontré un jeune qui photographie sa cité des 3000 à Aulnay, son quotidien, et c’est superbe ! L’atelier sert à ouvrir et à accompagner les gens à ce développement, dans leur propre chemin.



Les banlieues, vous dites que ce sont des lieux « où on ne voyage jamais, où l’ont vit seulement ». C’est une façon d’aborder ces lieux différemment ?


J’ai commencé ce travail dans la banlieue où j’ai grandi et ça m’a permis de comprendre une chose, c’est que j’appartiens à la périphérie. Aujourd’hui encore j’habite au bord de la cité. J’ai toujours eu un problème avec le centre. A travers ces ateliers,  j’avais l’idée de faire des choses dans des lieux où les gens ont un accès moins facile à la photographie. Avec la mairie de Nanterre, j’ai fait un atelier avec une quinzaine de personnes tous les soirs, des personnes du quartier (moyenne d’âge 40-70 ans). Plus tard, quand j’ai donné une conférence à la Bibliothèque Nationale de France pour l’exposition sur les territoires français, ces personnes étaient dans l’auditoire. J’etais surpris de les voir, mais maintenant ils s’intéressent à la photographie. C’est aussi ça qui me plait, la façon dont ça bouge te dont ça fait bouger les gens.



© BRUNO BOUDJELAL


C’est important que les photographes documentent leurs propres territoires ?


L’Algérie par exemple , a beaucoup été photographiée de manière contemporaine, par des correspondants par exemple. Ce qui est très bien, mais ce serait bien qu’elle soit aussi photographiée par des gens de l’intérieur. Et d’ailleurs c’est le cas pour tout le continent africain. Pourtant c’est une mémoire, on écoute la parole des gens. C’est difficile de faire des ateliers sur ces territoires car les gens que je rencontre me disent que je leur apporte une pratique qu’ils n’avaient pas du tout, mais une fois que je suis reparti, il n’y a plus rien … j’ai de la même façon de grandes interrogations sur la représentation des DOM TOM dans la photographie. Les territoires sont toujours racontés par des gens qui viennent de l’extérieur. 



Avez-vous des projets en ce moment ?


Je suis invité à faire un atelier à Alexandrie l’année prochaine. Mon but, c’est de faire quelque chose à la prochaine Biennale des Photographes Contemporains du Monde Arabe. L’année dernière j’ai été invité par la New York University à Abu Dhabi et j’ai rencontré plein de photographes femmes extraordinaires : yéménites, koweïtiennes, jordaniennes … on sait qu’il y a des choses comme ça mais on ne les voit pas, alors j’ai dit à la biennale de les inviter, je ne sais pas si ça va marcher, mais il faut aussi faire circuler les photographes avec leurs oeuvres et sur le continent africain c’est compliqué.


PHOTO INÉDITE


© BRUNO BOUDJELAL

A l’occasion du Festival marseillais « Oh les beaux jours », j’ai effectué une résidence avec Florence Aubenas, que j’avais rencontrée en Algérie. Nous avons travaillé ensemble sur les migrants et plus particulièrement, le travail clandestin. Ces deux photographies sont liées à un jeune homme qui s’appelle Doumbia. Il était mineur quand il a quitté Doula, au Cameroun, il y a 5 ans. La législation est différente et plus avantageuse pour les migrants qui arrivent mineurs sur le territoire européen. Il est ensuite passé par la face Atlantique, le Maroc, et a tenté de passer en Espagne, en Algérie, puis en Tunisie et en Lybie en vain. Maintenant, il vit a Marseille. Il n’a malheureusement aucune perspective d’avenir car il est « Dubliné ». C’est le nom que se donnent les migrants depuis que les accords de Dublin ont décrétés que les prises d’empreintes se feraient dans le premier lieu d’arrivée en Europe. Doumbia est arrivé en Italie en premier, aucune démarche n’est donc disponible en France. Quand il a atteint le territoire français, Doumbia était devenu majeur. 


Je lui ai demandé comment il avait fait pour tenir pendant tout ce périple. Lui et ses compagnons avaient un principe : Ne jamais être fatigué, et toujours se préparer au pire. 


Dans les quartiers nord de la ville de Marseille, tout au bout du métro, il y a des grandes surfaces qui vendent des matériaux de construction. Tout les matins, des entrepreneurs viennent chercher des migrants à un point de rendez vous pour trouver de la main d’oeuvre. Un jour, j’ai retrouvé Doumbia auprès le travail et il m’a proposé de venir chez lui, vers la Gare de Saint Charles. Sur le chemin, nous sommes passés près d’un parc, et il a cueilli une fleur. « Ma fleur » me dit-il. Arrivé chez lui, j’ai découvert que chaque jour, il changeait cette fleur sur le mur. C’est aussi ce qui le fait tenir. 


Bruno Boudjelal


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Entretien par Mathilde Azoze

le 22.05.2018

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