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Roberto Minervini : Je veux réduire la perception du "on est en train de tourner"


Dans un territoire invisible, aux marges de la société, à la limite entre l’illégalité et l’anarchie, vit une communauté endolorie qui fait face à une menace : celle de tomber dans l’oubli.


Des vétérans désarmés, des adolescents taciturnes, des drogués qui cherchent dans l’amour une issue à leur dépendance, des anciens combattants des forces spéciales toujours en guerre avec le monde, des jeunes femmes et futures mères à la dérive, des vieux qui n’ont pas perdu leur désir de vivre... Dans cette humanité cachée, s’ouvrent les abysses de l’Amérique d’aujourd’hui. Rencontre avec Roberto Minervini, à l'occasion de la sortie de son nouveau film "The Other Side".



Pourquoi une telle fascination pour les Etats-Unis ?


J'ai habité là-bas pendant 15 ans, je ne pensais pas qu'un jour j'irai, et puis curieusement, je l'ai fait. J'ai tenté de m'enraciner partout où j'ai habité, d'être très impliqué auprès des personnes que j’ai rencontré. Cela fait parti de ma personnalité, je cherche cette intimité avec les gens qui partagent mon environnement. Et il y a aussi cette volonté de tout absorber, d'appartenir à cet endroit. Donc il y a plusieurs choses qui influent sur le fait que j'aime autant les Etats-Unis. Mais la première vient de cette volonté que j’ai eu de m’y intégrer.



" Beyond every great man there is a great woman" (Derrière chaque Grand homme, il y a une Grande femme).


Je crois que ce que l'on voit dans la première partie du film, c'est la présence d’une grande féminité, ce qui est crucial dans un film qui parle de la masculinité. Comment être un homme dans certaines régions du sud des Etats-Unis… Une idée qui est aussi en lien avec moi, je suis un homme du sud, je suis un italien, j'ai été un espagnol, un philippin et maintenant j'essaye d'être un américain du sud. Et il faut beaucoup d'implications, de l'énergie vis à vis de l'armure que je dois porter pour ressembler et agir comme un homme (du sud je pense). Bien sûr, ce masque devient parfois très lourd et on ressent le besoin d’une énergie féminine. C'est quelque chose de très primaire, presque enfantin : on est un homme, on doit être fort mais que c'est rassurant d'avoir une femme qui s'occupe de nous et nous rassure. Et plus l'homme est fort, plus le besoin de compenser avec de l'affection est fort. On voit ça tout le temps, on voit Marc et sa fiancée qui est de 15 ans son aînée. Il y a ces hommes qui ont peur, qui pensent que seule une femme peut se préoccuper d’eux correctement... Dans la seconde partie du film, c'est presque une absence de la figure de la femme. L'énergie féminine et sa figure n’existe plus qu’à travers la perspective d'un homme considéré comme un objet. C'est une personne sexuelle, qui ne sert qu'à apporter du plaisir et du réconfort. Dans cette seconde partie, l'homme porte ce masque, l'armure de l'homme fort. Tandis que dans la première, la plupart des hommes ont seulement retiré leur masque et leur armure pour laisser place aux femmes qui agissent alors de façon maternelle.



Un de vos personnage déclare représenter la moitié de la population américaine.


Statistiquement, il y a 40 millions de personnes vivants en dessous du seuil de pauvreté aux Etats Unis, ce qui représente à peu près 15% de la population. Donc en ajoutant à cela l'aspect géo-politique qui étend ce pourcentage avec les habitants du milieu ouest et du sud des USA. C’est là que les voix de l’opposition sont décidées, ce sont les parts de l'idéologie républicaine et du conservatisme, c'est là où les soins médicaux financés par l'Etat ne peuvent être trouvé, c'est là où le contrôle des armes ne peut arriver. Donc en clair, c'est ici que l’on considère que la moitié de la population dirige un gouvernement conservateur, même si Obama est le président, il n'a jamais eu la majorité dans ces zones. Il y a donc 50% de la population qui est plus proche des personnes que l'on voit dans ce film, qui sont loin d’être ce que l'on imagine généralement de l’Amérique moderne.




"Crier que la guerre est pour le pétrole révèle

une véritable absurdité. Mais une réalité."



Obama, un grand méchant ?


Ça dépend de quel côté vous voyez Obama. Depuis la perspective des personnages du film, oui, car ils ont perdu des droits. Obama représente le gouvernement, mais d’une façon générale, ils expriment la même haine envers les administrations précédentes, notamment Georges W. Bush. Puis il y a aussi le fait qu'Obama essaye d'instaurer davantage de contrôle et c'est pour ça qu'on ne lui fait pas confiance là-bas, surtout pour les armes, le système de santé et l'immigration. Donc Obama est vu comme la plus grande menace à leurs libertés individuelles...



"On doit combattre pour notre liberté… et le pétrole"


Il y a ce très beau moment où Jim, le vieil homme, dit que désormais tout est une guerre pour le pétrole et bien sûr, cela semble évident. Mais ce que j'aime à ce propos, c'est sa brusque colère. Il cri "juste du pétrole, juste du pétrole" ! Il y a ce sous texte qui rappelle que nous mourrons pour le pétrole. C'est un homme qui a perdu ses frères à la guerre. La vraie. Donc c'est très intéressant pour moi de voir l'aspect politique se mélanger avec l'aspect humain de cette curieuse façon. Crier que la guerre est pour le pétrole révèle une véritable absurdité. Mais une réalité.



Après avoir fait votre trilogie sur le Texas, vous vouliez explorer les origines de Todd Trichell, le pere du garçon qui fait du rodeo dans "le coeur battant". Ce prolongement de l'histoire est-il mis en place pour "prolonger" le propos ?


S'il y a quelque chose que j'ai appris en faisant des films, c'est que j'ai besoin d’avoir confiance en mon histoire, dans la façon qu'elle aura de se présenter à moi, j'ai besoin de ça pour faire mes explorations, expérimenter alors les idées réussies et les échecs. Pour se faire, j'ai besoin de travailler dans un environnement que je connais très bien. Et la meilleure façon de me sentir en confiance, c'est à travers la famille. Mes films se connectent par le sujet de la famille ! C'est la condition nécessaire pour que j'y travaille. Et je n'aurais pas fait ce film s'il m'avait emmené ailleurs, parce que travailler dans ce contexte avec des gens que je connais et dans des endroits où j'ai ma place, c'est plus important que les films en eux-mêmes. Oui, la relation humaine et familiale passe avant la réalisation et je me sentirai donc à l’aise avec ce prochain sujet.



Je veux réduire la perception du "on est en train de tourner"



Vous favorisez la situation collective à la situation individuelle. Un contre point au système capitaliste américain ?


C'est intéressant de le relever. Il n'y a pas l’envie de pointer le capitalisme américain, bien que je sois intéressé par une certaine Amérique qui n'est pas aliénée par le système. Mais j'explore en effet le concept d'individualisme, qui est la fondation du capitalisme et j'explore les conditions de ceux qui ne vivent pas le rêve américain. Je suis bien au courant qu'aux USA il n'y a pas de mobilité sociale entre les classes, il n'y a pas de système de support et ceux qui vivent dans la pauvreté resterons dans la pauvreté. Ce film parle bien de ces stagnations mais aussi et surtout de cette manière de vivre en groupe. C'est donc du capitalisme mêlé avec le libéralisme très fort qui étouffe l’Amérique.



Certaines prises de vue ont durée plus de 30 minutes… Un moyen de réellement s’ancrer dans la réalité ?


Il y a deux raisons, la première étant de définir la Réalité. Vous savez dans la vie, chaque personne placée devant une caméra jouera un rôle, c'est inévitable, c'est la nature humaine liée au spectacle. Donc plus la prise est longue, plus il est facile d’outrepasser le simple jeu et de trouver un peu plus de vérité. Le second aspect, qui est aussi lié au premier, c'est que plus je coupe, plus je suis un réalisateur, on coupe, on a du vocabulaire filmique, les membres de l'équipe deviennent des artisans, ce qui donne une distance entre moi et les sujets. Donc si je coupe moins, j’ai le sentiment de filmer simplement quelque chose qui est en train de se passer. C'est un principe que je veux appliquer le plus possible, c'est l'interdiction d'utiliser du langage filmique sur le plateau. Je veux réduire la perception du "on est en train de tourner".



"Plus je suis invisible en tant que réalisateur, plus je suis visible en tant qu'être humain"


Oui c'est exactement ça ! Inévitablement je suis un réalisateur, mais plus je vais agir comme tel, moins j'aurais de présence organique et humaine sur le plateau. Soit je me concentre sur les personnes, soit sur le film dans ce qu’il a de technique. Bien sûr je devrais faire les deux, mais je suis convaincue qu’il faut savoir laisser le côté technique du film quand des personnages ont besoin du réalisateur. Je suis alors à leur service, en tant qu'ami et être humain. Une fois encore, c’est l’humanité qui prime sur le film.



Un film scindé en deux actes, un moyen de créer un dialogue politique ?


A 100% ! J'ai commencé à travailler avec Mark et sa famille, et bien sûr il y avait cette colère, cette peur de la solitude, l'insubordination qui grandit en s’approchant dangereusement de l'autodestruction. Il y ce problème de droit comme je vous ai dit plus tôt, ils ne peuvent pas avoir d'armes et s'ils le pouvaient, les choses seraient différentes. Je pensais qu'il était nécessaire de casser ce flot de narration, cette émotion continuelle qui devient confortable, parce que c'est une marque de pitié et cela devient très condescendant pour le coup. Il fallait emmener cette histoire sur un terrain plus politique.



Vous faites du cinéma américain ou italien ?


Je ne fais pas du cinéma Américain parce que je ne l'aime pas forcément, je ne me sens pas proche de lui, pas proche de la tradition du cinéma américain, même dans les vieux films. Ma sensibilité est européenne, c'est plutôt ça que je fais. Je viens d'une une classe ouvrière européenne - italienne et c'est cet environnement qui me fait me sentir chez moi. Etre une personne aliénée par le travail toute la journée, sans avoir la possibilité d'évoluer dans sa carrière et entretenant la peur permanente de perdre son travail. J'ai donc vécu une expérience personnelle italienne très différente, dans une petite ville d'ouvrier. Ça marque. Ça influe.



Connaissez-vous Harmony Korine ? Peut-on comparer son travail sur l’Amérique au votre ?


J'apprécie beaucoup Harmony Korine. C’est un provocateur et il n'y a pas assez de provocateurs en Amérique. Il a beaucoup d'imagination, il imagine les endroits qu'il filme, tandis que moi ce sont des lieux et des personnes que je connais. Il y a donc une approche différente. Je ne pars pas après avoir tourné un film, je reste, je vis avec cette communauté. Je ne sais pas pour Korine, mais nous avons simplement des approches différentes. Je vois son côté provocateur, mais je ne vois pas du tout son côté anthropologue. Il a toujours été attaqué aux USA, par la presse, les critiques, parce qu'il est comme un intrus dans la société. Donc je ne sais pas si nous sommes similaires d'une quelconque façon, mais j'aimerais qu'il y ait plus de Korine aux USA !



Un autre provocateur, très célèbre… Est-ce qu’au Texas, les gens aiment Michael Moore ?


(Rires) Je n'ai jamais entendu quelqu'un admirer Michael Moore au Texas ! Il est haï. Vous savez, après les événements à Paris j'ai reçu des messages de personnes qui me disaient être désolés que les gentils européens n'aient pas le privilège d'avoir des armes pour se défendre. Donc ça a tendu pas mal de personnes dans le sud, et il se trouve que M. Moore est contre ça donc forcément… Il menace le second amendement de la constitution…. Cette question est sous-jacente dans mon film, ce débat ne devrait pas être porté par cette bande d'arriérés, mais par l’Amérique. L’Amérique devrait être mise en question sur ce sujet.



Pour finir, un conseil à un jeune cinéaste ?


C'est difficile… Je peux dire qu’à mon niveau, j'ai choisi d'être dans le monde du cinéma à travers les tournages. Je ne voulais pas mélanger le savoir et l'art. Mais ce n'est pas un conseil, c'est un choix très personnel qui a fonctionné pour moi et qui était risqué. C'est peut-être un mauvais conseil. Je prendrai mes responsabilités ! (rires).

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