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Kiyoshi Kurosawa "Je suis persuadé qu’il y a quelque chose au-delà du réel"



Un train arrive en gare, sous l’armature de grues jaunes qui s’entrecroisent dans un ciel clair. Une histoire se construit, une vie s’élève et s’échafaude. Ainsi s’ébauche le nouveau film du maître Kiyoshi Kurosawa, présent à la 24ème édition du festival de Gerardmer pour un hommage et l’avant première du Secret de la chambre noire. Un événement notable qui s’avance sur la scène du cinéma fantastique, avec la présence d’un des plus grands cinéastes contemporain venu présenter son nouveau long-métrage, tourné en France. Rencontre avec Kiyoshi Kurosawa.



« L’idée de ce projet remonte à une exposition sur les débuts de la photographie que j’ai vue il y a longtemps au Japon et qui m’avait fortement impressionné. La première chose qui a attiré mon attention est la prise de vue d’une rue déserte de Paris, vieille de presque deux cents ans. Pourquoi cette rue était-elle déserte ? Simplement parce que si l’on effectue une prise de vue avec un temps d’exposition long de plusieurs dizaines de minutes, tout ce qui bouge disparaît de l’image. Par ailleurs, bien qu’il fut en noir et blanc, la précision de ce cliché était surprenante et surpassait celle des photographies numériques d’aujourd’hui. Un court instant, j’ai eu la vision d’un futur proche, une ville habitée par la mort. Je suis resté médusé devant l’image qui était exposée ensuite. C’était le portrait d’une jeune fille. Son visage avait une expression étrange, dont il était difficile de dire si elle relevait de la douleur ou de l’extase. C’était là encore dû au temps de pose ; le dos de la jeune fille était attaché afin que son corps soit maintenu absolument immobile. L’appareil qui avait servi pour tenir la pose était lui aussi exposé à côté de la photographie.»



Paradoxal et inattendu, le récit poursuivi par le cinéaste prend des formes soudaines et imprévisibles, mêlant discernements introspectifs et méditations didactique sur l’essence même d’une photographie. « Les premières techniques de photographie ne visaient pas à capturer et reproduire une réalité brute mais plutôt un travail qui consiste d’abord à l’épurer, pour ensuite fixer l’essence de cette réalité débarrassée de tout ce qui est superflu. C’était presque une sorte de rituel magique. À l’époque, poser pour une photographie exigeait une grande détermination de la part du sujet photographié, car on pensait que pour être ainsi immortalisé, il fallait être prêt à sacrifier un peu de sa vie en échange. Et il semble que ceux qui maniaient ces techniques, objets d’un respect craintif, étaient considérés comme des êtres à la fois divins et démoniaques. »




"La mise en scène et l’écriture japonisante de Kurosawa

donnent une autre teinte au récit, à la fiction instituée."



Vous dites chercher ce qu’il y a au-delà du réel…


Oui, je suis persuadé qu’il y a quelque chose au-delà du réel. Personnellement je considère avoir trouvé ce qu’il y avait dans cet au-delà mais je ne sais pas si le spectateur arrive à le ressentir. Il y a pour moi plusieurs instants, plusieurs moments où j’ai eu l’impression de découvrir et de voir apparaître la solution. Et j’espère avoir réussi à la partager avec le spectateur. La transmission d’une idée est au centre de mes préoccupations lorsque je réalise un film.


Mais alors, qu’y a-t-il au-delà du réel ?


La vérité.



Les espaces filmés laissent place au vide, au continuum d’un monde ou les esprits immortels s’étiolent. Esprits sujet, capturés dans une réalité fictive et immobile, celle de la photographie, de l’inscription définitive dans une oeuvre d’art. Les fantômes peuvent alors s’extirper de leur macrocosme et ressurgir :« S’il y a souvent des fantômes dans mes films, c’est d’une part parce qu’ils sont une représentation aisément compréhensible de la mort, et d’autre part parce qu’ils permettent de rendre le passé visible dans le présent. Toutefois, la vraie raison de mon attachement aux fantômes est la suivante : j’ai du mal à croire que les morts soient totalement dénués de substance et n’aient aucune relation avec nous autres vivants. Je considère en effet que le corps et l’esprit existent à des niveaux différents. L’idée que l’esprit est réduit à néant dès lors que le corps disparaît me semble bien trop simpliste. D’abord, le corps n’est pas inerte comme une pierre, c’est un système mouvant. Il a été observé que la matière dont le corps est constitué, y compris le cerveau, se renouvelle d’une année sur l’autre. La conception du corps comme unique habitat de l’esprit semble donc erronée dès le début. »





"La tragédie c’est le récit de quelqu’un qui agit motivé

par la poursuite d’un bonheur"



« C’est son être même qui est fixé sur la plaque photographique », exprime Olivier Gourmet dans son rôle de photographe mis au ban par lui-même suite au suicide de sa compagne. Seule Marie, sa fille, merveilleusement interprétée par la stupéfiante Constance Rousseau aux yeux dissymétriques plongés dans l’au-delà, demeure à combler son assommante solitude. La surface de jeu est convulsive et inhabituelle. Les moeurs française sont asthéniques et dépassées par une directive scénaristique extrinsèque au cadre, au contexte donné. La mise en scène et l’écriture japonisante de Kurosawa donnent une autre teinte au récit, à la fiction instituée. Un hybride folklorique des plus surprenants.


Doit-on adapter sa mise en scène selon le pays ou l’on tourne ? Y a-t-il une différence accordée à l’application d’un certain langage cinématographique, d’une direction d’acteur ? La direction artistique et technique à-t-elle des frontières ?


« Je pensais que oui avant de tourner, mais finalement cela ne fait aucune différence. En fait, au niveau de l’envergure de ce tournage, sur le plan technique et humain, il s’est passé la même chose que lorsque je tourne un film au Japon. Alors évidemment il y a cette barrière linguistique et en ce qui concerne les répliques des acteurs je ne pouvais jamais savoir si ça allait ou pas, et je demandais donc l’avis de l’équipe. Mais en y réfléchissant, c’est vraiment exactement la même chose au Japon, j’ai toujours ce besoin de connaître l’avis de mon équipe. Ils sont spectateurs de la scène, comme moi, et leur avis compte. Je demande d’ailleurs souvent aux acteurs eux-mêmes si ils sont satisfaits de ce qu’ils ont fait. Après tout ce sont eux qui savent si ils ont senti le personnage prendre le dessus sur ce qu’il sont : si ils se sont métamorphosés le temps de la prise.»


Marie, passionnée de botanique, fait naître des plantes la ou sa mère s’est donné la mort. Stéphane, lui, persévère dans ses démonstrations originelles, ses expérimentations technico-artistiques. Photographie et réalité s’amalgament, mort et souffle se confondent avant de s’engouffrer au coeur d’une tragédie saisissante « Selon moi, la tragédie c’est le récit de quelqu’un qui agit motivé par la poursuite d’un bonheur, la réalisation d’un désir ordinaire, mais qui bute contre plusieurs hasards malheureux, et aboutit à un résultat catastrophique. »





"Le cinéma peut mourir, mais il peut encore espérer quelque chose."



Le secret de la chambre noire est le Francofonia de Kiyoshi Kurosawa. Sobrement maladroit à l’égard de son traitement kaléidoscopique des histoires, discrètement flegmatique dans son approche des paradoxes ésotériques, le récit se divise entre acception du réel et considération des formes : formes d’existences et forme d’art. Un véritable tournant dans la filmographie du cinéaste qui semble s’abandonner une fois pour toute aux plaisirs de l’Autre et du voyage, avant l’extinction plausible de son art « Le cinéma peut mourir, mais il peut encore espérer quelque chose. C’est dans ce but qu’aujourd’hui, même si je dois me faire arracher une à une les couches de mon être, je veux utiliser le cinéma pour fixer le plus possible des modestes portraits qui, je l’espère, dureront pour l’éternité.». Un long-métrage cohérent et déracinant ayant pour seul faille sa dissipation narrative.



Vous n’en seriez pas arrivé la si…


Très difficile à dire… Il y a bien entendu énormément de choses à prendre en compte. Tout est question de rencontres, d’opportunités. Mais je crois au principe de causalité : chaque chose que j’ai pu faire dans ma vie m’a menée ici. Chaque infime partie de mon expérience. Mais si vous voulez tout savoir, je suis persuadé que quoi qu’il en soit j’aurais réalisé des films. Certainement pas ceux que j’ai pu faire jusqu’ici, mais j’en aurais fait. C’est certain. Pour moi il n’y a pas d’élément précis qui m’a mené jusqu’ici. Tout m’a mené jusqu’ici, c’est une combinaison complexe d’expériences, de rencontres et de choix. Rien d’autre.



Vous dites que vous auriez, quoi qu’il en soit, réalisé des films. Mais si il ne restait qu’un de vos films, lequel serait-il ? Quel est celui qui vous représente le plus, en tant qu’individu et en tant que cinéaste ?



C’est la première fois qu’on me pose cette question. Je n’y ai jamais réfléchi. Mais si je suis honnête avec moi-même et que je me laisse porter par les souvenirs, je pense que je retiendrais bien un film. Un film que vous ne connaissez probablement pas, on pense souvent que mon premier long-métrage est Cure. Il s’agit de Kandagawa Wars, film très ancré dans l’imaginaire Nikkatsu et inspiré d’un certain cinéma occidental. Lorsque je repense à ce film, je me vois libre et totalement dépassé par ce que je fais. Et c’est aujourd’hui, avec le recul et une certaine expérience acquise, que je me rend compte que c’est cette spontanéité, cette ignorance instinctive qui donne naissance à un cinéma personnel et singulier. Les réflexes et l’habitude font perdre cette spontanéité, mais ils permettent néanmoins de mieux maitriser la symbolique du récit que l’on expose. Mais si il ne restait qu’un de mes films, ce serait celui-ci : Kandagawa Wars.




Quel conseil offrieriez-vous à un jeune cinéaste ?




S’amuser. Tester, découvrir la vie et le cinéma avant quarante ans. Passé quarante ans, j’ai réalisé Cure que l’on considère aujourd’hui comme mon premier film. Les erreurs de jeunesse sont pardonnées. On dit toujours que les plus beaux moments de notre vie se déroulent pendant notre jeunesse, mais dans le cinéma cette théorie ne s’applique pas. A partir de quarante ans, les choses deviennent plus claires, faire du cinéma devient une expérience sensitive d’une autre ampleur. Les expérimentations et erreurs de jeunesse ont laissé place à une autre forme de savoir, une certaine vérité. Je conseille donc à un jeune cinéaste de ne jamais renier une idée en pensant qu’elle n’a pas d’intérêt. Il faut s’aventurer vers des territoires que l’on ne connait pas, pour mieux les connaitre ensuite et savoir les peindre.

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