Mathieu Palain
"Mes livres sont peut-être une petite contribution à l’écriture de la France d’aujourd’hui"
Peut-on échapper à son “passé cabossé” ? C’est sûrement la question centrale de ses deux premiers romans. Mathieu Palain sublime d’une plume urbaine et réaliste ceux que la société se plaît à qualifier de “délinquant” ou “banlieusard”, ceux qu’il est plus commode d’enfermer, ceux qu’on a accepté, par confort peut-être, de laisser à la marge. L’humanité de ses personnages s’oppose à la froideur d'un milieu carcéral, et, à l’austérité d'un système juridique, la sensibilité de son regard de narrateur. Mathieu Palain retrace les trajectoires de vies singulières et souvent douloureuses. De ce terreau brut, et affranchi de la contrainte journalistique de garder une distance froide à son sujet, il raconte en un mélange de pudeur et de sagacité des réalités sociales, actuelles et brûlantes.
À quel âge et pourquoi avez-vous commencé à écrire ?
Je suis arrivé à l’écriture par le journalisme, quand j’ai décidé de me lancer dans le métier entre 2004 et 2006, après mon bac. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé qu’entre mon collège et mon lycée je n’avais pas beaucoup lu, et que je devais rattraper le temps perdu. J’ai alors entamé des livres que je pensais utiles pour entrer dans les écoles de journalisme, des livres de géopolitique etc. En fait, je ne les ai jamais finis. Par contre, au milieu de ça, j’ai lu des livres de Florence Aubenas. Avec ces ouvrages, j’ai découvert qu’il y avait un lien inextricable entre la lecture et l’écriture, je me suis rendu compte que ce que je lisais influait sur ma façon d’écrire. En mars 2011, je suis arrivé à Libé, et j’ai constaté une fois encore que ma manière d’écrire était modifiée par les journalistes qui m’entouraient parce que je lisais leurs articles. Voilà comment s’est façonnée mon écriture journalistique. Pour mon écriture romanesque, en tout cas pour Sale Gosse, c’est venu autrement. Mon éditrice m’a demandé si ça m’intéresserait d’écrire autre chose que des articles. Et ça m’intéressait ! Je me suis rendu compte en commençant l’écriture du roman qu’elle était inspirée de beaucoup d’auteurs américains que j’avais lus dans les années 2010. J’étais à ce moment-là journaliste à la revue XXI, qui fait de longs reportages, un peu sur le modèle des journalistes américains qui s’immergent dans un monde pour pouvoir le raconter. J’ai beaucoup lu des auteurs comme Norman Mailer ou Truman Capote à ce moment-là, et ça a aussi façonné ma façon d’écrire.
La rencontre avec la littérature a eu lieu beaucoup plus tôt. J’ai appris à lire comme tout le monde en CP, et j’ai tout de suite eu un appétit de lecture débordant : j’avais une institutrice qui refusait tout simplement de faire des cours de maths, se considérant comme une prof de français. Elle avait posé comme principe qu’à la fin de l’année, chaque élève devait avoir lu au moins 40 livres. Et pas du tout des livres pour enfants, mais des livres sur la Shoah, sur le trafic de drogue en Colombie, sur la fuite d’une famille laotienne sous la pression chinoise… Que des livres très ancrés dans le réel. Et comme cette institutrice était très sévère et qu’elle nous faisait peur, on s’est tous mis à lire énormément. Ça peut paraître surprenant comme ça, mais c’était très organisé. Ma rencontre avec la littérature s’est donc faite par le biais de la lecture, bien avant l’écriture.
La découverte de l’écriture de Florence Aubenas et notamment La Méprise, a donc été un déclic.
En effet. Je me suis demandé à un moment ce que j’allais faire de ma vie, et j’ai eu envie de faire comme elle. D’ailleurs, quand je lisais Florence Aubenas, je n’avais pas l’impression de lire de la littérature, mais un livre de journaliste sans que ce soit péjoratif. Je l’ai perçu tout de suite comme un objectif à atteindre.
« J’étais persuadé à l’époque que pour écrire un roman, il fallait une histoire »
C’est votre éditrice qui vous a fait basculer de l’écriture journalistique, bien ancrée dans le réel, à l’écriture romanesque, fictionnelle, en vous proposant d’écrire ce qui deviendra Sale Gosse.
Ça s’est fait en discutant avec elle parce que j’avais, je pense, une forme de pudeur à passer du côté romanesque. J’y avais en fait déjà pensé sans vraiment y croire : L’attrape-cœur de Salinger m’a donné envie d’écrire sur l’adolescence. J’avais donc raconté l’histoire d’un gosse un peu gauche, mal dégrossi, à cet âge charnière de l’adolescence où on ne sait pas trop s’y prendre avec les femmes. Malencontreusement, il en tue une. Ça a l’air d’un accident sans en être vraiment un. J’avais envie de me prouver que j’étais capable d’écrire un roman de A à Z. Mais c’était mauvais. Ça s’inspirait d’amis, de gens que je connaissais, et ça piochait dans des séries télé, des films ou des livres, et c’était assez caricatural. J’ai arrêté.
Et puis mon éditrice m’a dit qu’elle allait lancer une collection de littérature, qu’elle allait pouvoir publier des romanciers, et m’a demandé si ça m’intéresserait d’en faire partie. Mais je n’avais pas d’histoires, et j’étais persuadé à l’époque que pour écrire un roman, il fallait une histoire. J’ai lâché l’affaire, et quelques temps plus tard, elle m’a relancé sur le sujet. Il se trouve que c’était un moment où j’étais en reportage à Auxerre dans un centre de la protection judiciaire de la jeunesse. J’y ai rencontré des éducateurs. C’est là que j’ai commencé à voir le potentiel de raconter cette histoire, et que j’ai accepté de signer le contrat.
Le lien avec votre éditrice a donc été important pour de l’écriture de Sale gosse.
Oui ! On s’était dit qu’on ferait un point à la moitié du manuscrit, pour qu’on juge tous les deux si ça valait le coup de continuer. Il ne fallait pas qu’on se retrouve après des mois de boulot pour un truc qui n’en valait pas la peine. À la lecture de cette première moitié, elle m’a dit que je pouvais faire soit un roman, soit un livre de journaliste. J’avais des contraintes réelles, parce que les enfants dont je parlais étaient évidemment protégés par la loi. Et j’étais un peu embêté avec tous ces personnages que je ne pouvais pas bien décrire. C’est là que j’ai choisi de bifurquer vers la fiction, même si le roman est très fortement inspiré de faits réels. Mais je ne voulais pas rendre les gens reconnaissables. Ça m’a permis de faire sauter tout un tas de freins et d’y aller franchement.
Ce choix d’aller du journalisme à la fiction n’a donc pas été facile pour vous. À un moment donné, il a fallu y aller, l’accepter et l’assumer, ce qui n’a pas été évident .
Non, pas du tout. Ce qui m’a permis de faire sauter les barrières avec Sale gosse, c’est que j’avais déjà beaucoup de matière que j’ai pu transformer, et sur laquelle je me suis appuyé. C’était à la fois de la fiction et du journalisme. J’avais aussi un autre filon : l’histoire de mon père, qui était, lui, éducateur à la PJJ. J’ai réalisé des entretiens avec lui, qui m’ont permis de nourrir mes personnages. Il y avait aussi ma propre adolescence de banlieusard, que j’ai utilisée en la faisant infuser dans ces personnages. Le romancier n’écrit jamais à partir du néant : il s’inspire de sa vie, de ses souvenirs, il pioche aussi dans l’histoire des autres pour nourrir ses personnages. Mais je n’en avais pas forcément conscience à l’époque.
Vous avez dit que vous ne vous sentiez pas toujours à votre place dans le milieu du journalisme. Vous y sentez-vous dans le monde littéraire ?
Je n’ai pas l’impression de connaître ce milieu. Je ne me retrouve jamais dans une soirée en compagnie d’un écrivain. Mes amis ne sont pas dans ce circuit, qui ne m’attire pas particulièrement. Ce n’est pas mon monde. Et ce que j’ai vu au moment de la rentrée littéraire ne m’a pas donné envie d’y entrer, avec la forte compétition entre auteurs. Il est normal qu’il y ait de la concurrence, mais je trouve cette dernière un peu malsaine, parce qu’elle met en concurrence des gens qui ont écrit des trucs qui ne devraient pas être en concurrence. Cela crée une ambiance un peu bizarre. C’est pour la même raison que je ne fais aucun salon, j’ai l’impression d’y être un vendeur de fruits et légumes. Je préfère les rencontres en librairie ! La compétition dans le monde littéraire n’est pas facile parce que ce n’est pas parce qu’un livre est bon qu’il aura un prix, et ce n’est pas parce qu’il est mauvais qu’il n’en aura pas… Mais les auteurs ne peuvent pas s’en foutre non plus parce que cela impactera les ventes : il s’agit de savoir si « Je peux vivre de ça, ou je ne peux pas. » Et c’est stressant.
« Les puissants sont par définition puissants, et ont la possibilité de « verrouiller » l’information. »
Si vous voulez raconter des histoires, en tant que journaliste ou écrivain, en revanche vous refusez d’écrire l’histoire des puissants.
Les puissants sont par définition puissants, et ont la possibilité de « verrouiller » l’information. À partir du moment où des communicants rentrent dans l’histoire, vous perdez 50% d’intérêt parce qu’ils cherchent à contrôler ce que vous écrivez, notamment en négociant avec des attachés de presse. Les quelques fois où ça m’est arrivé, je me suis senti brimé, rien ne devait dépasser, alors que même que la sincérité peut rendre les gens simplement plus humains. Je n’ai pas envie de ça, je m’intéresse à des gens qui s’expriment franchement. C’était le cas dans le milieu du foot il y a 30 ou 40 ans : les journalistes pouvaient facilement aller prendre un verre les joueurs dans leur jardin. Et là il y avait des histoires à raconter. Mais aujourd’hui, le fonctionnement a changé. Il y a des zones mixtes où tous les journalistes sont collés pour avoir une photo de Mbappé qui passe en un éclair avant de monter dans son bus. Par contre j’ai eu chance, il y a presque une dizaine d’années maintenant, de rencontrer Gérard Depardieu chez lui. On avait passé cinq heures ensemble. C’est un mec hors norme. Aucun chargé de communication ne pourrait s’occuper de lui. Il a un franc-parler qui m’intéresse. Et pourtant, c’est un puissant.
Et puis, je n’aime pas beaucoup la concurrence entre journalistes, arriver dans un endroit où dix autres mecs sont là pour essayer de raconter la même histoire. Quel est l’intérêt ?
La banlieue a une place primordiale dans votre roman : est-ce que c’est important que vos romans se déroulent en banlieue ? Comment est-ce que ça façonne vos personnages ?
Je pense que ça fait partie de l’inconscient : ce n’est pas un projet, et je ne me dis pas « ce livre-là va se passer en banlieue ». Je me dirais même plutôt l’inverse. Je sais que j’ai cette obsession. Au moment des émeutes en banlieue, j’avais 16-17 ans et je voyais bien le message véhiculé par les journalistes : « Attention, les banlieues brûlent, c’est dangereux d’y aller. Regardez, on a un gilet pare-balle en faisant des duplex devant les poubelles en flammes. » J’ai l’impression que beaucoup de journalistes sont nés à Paris ou en tout cas dans des villes de province déconnectées de ce milieu-là. Et je ne peux pas leur en vouloir. Moi j’ai connu la banalité de la banlieue les trente premières années de ma vie, et aujourd’hui, grâce au foot, je continue à y vivre pleinement. Je joue tous les samedis matin à Bobigny, et les mecs avec qui je joue ne sont pas écrivains. Cette banalité de la banlieue peut être raconté autrement que dans les affrontements type Bac Nord.
Tu te construis ta propre identité dans un monde parallèle à Paris, sans en être non plus éloigné. La première fois que j’ai mis les pieds à Paris, j’avais 17 ou 18 ans, je ne connaissais rien de cette ville. J’avais vécu en jogging jusqu’alors. Ma compagne a grandi, elle, dans le 19e, et quand je lui dis que j’allais voir mes grands-parents dans le 77, elle ne savait pas situer ce département : au nord, au sud, à l’est, à l’ouest… Pour elle, c’est la province, et je ne peux pas lui en vouloir. Ce sont vraiment deux mondes parallèles qui ne se rencontrent que très rarement.
C’est ce que vous appelez le « banlieusards syndrome ».
Dans les banlieues les plus chaudes et dans les quartiers sensibles, il y a une situation malheureusement assez classique : tu as grandi dans la merde, tu n’as plus de père parce qu’il est parti quand ta mère est tombé enceinte. Elle a cumulé les boulots pour réussir à te nourrir toi et tes frères et sœurs. Tu grandis alors dans un fantasme de t’arracher au quartier pour atteindre un niveau que tes parents n’ont pas eu grâce à l’ascenseur social. Tu te mets à fantasmer un meilleur niveau de vie, celle des gens que tu peux croiser, ceux qui ont un petit pavillon avec un jardin, qui partent en vacances au ski ou une fois de temps en temps, qui prennent un avion pour aller en Guadeloupe. Ça passe nécessairement par s’arracher du quartier, trouver un boulot et gagner de l’argent. Mais si tu n’as pas de boulot ni d’argent, ça veut dire faire de l’argent dans le quartier, donc potentiellement vendre de la drogue.
Personne ne te dira « Moi, je fais de la thune parce que mon but, c’est vraiment de rester ici ! » C’est d’ailleurs pour ça que les rappeurs ou les sportifs, dès qu’ils gagnent un peu d’argent, s’achètent des marques visibles. Ils ne vont pas s’acheter un petit polo Courrèges sur lequel on ne voit pas la marque, mais iront plutôt vers un gros 4×4 ou une Lamborghini. Il faut que ça se voit. Il faut montrer que tu as fait du chemin. Donc je pense que ce qui caractérise le syndrome, c’est à la fois une énorme envie de quitter le quartier ; et en même temps ‒ parce que tu viens du quartier, que tu te fais tes potes là-bas ‒ des fils invisibles te ramènent sans cesse à des gens qui connaissent ta mère, ton frère, etc.
Cela dit, ce syndrome se retrouve également dans les quartiers riches. S’arracher de son origine, c’est très difficile. On est toujours rattrapé par les liens qu’on a avec les gens.
Ce qui semble vous intéresser, vous toucher, ce sont les personnages de délinquants, ou les personnages en marge.
Dès qu’on prononce le mot « délinquant », on pose une étiquette sur le front d’une personne, une étiquette sensée le résumer. Le constat est le même pour le mot « migrant ». On parle pourtant d’êtres humains qui sont, par définition très complexes, très durs à faire rentrer dans une case. Or pour une personne qui s’intéresse à la vie des gens, il ne s’agit pas juste de raconter ce qu’ils font, mais de raconter d’où ils viennent. Qu’est-ce qui a joué dans sa vie pour qu’une personne prenne telle ou telle décision, telle ou telle direction ? Quel est son parcours ? Comment un délinquant est devenu délinquant ? Il n’est pas né délinquant, il n’est pas né avec une envie de foutre la merde et de brûler des bagnoles. Je veux raconter cette bascule, ce moment où quelqu’un, Toumany pour ce livre, prend cette décision plutôt qu’une autre. Il a dix-sept frères et sœurs et c’est le seul qui part en vrille. Pourquoi lui et pas les autres ? D’où mon intérêt pour les parcours des différentes personnes que je croise.
« Je ne veux pas raconter de belles histoires, mais juste des histoires. »
Et ce sont des questions transversales dans vos romans. Est-ce qu’il est possible de s’en sortir ?
Est-ce qu’on peut s’en sortir ? C’est possible ! Mais ce sont des questions auxquelles je ne peux pas répondre en avance. Sale Gosse suit l’histoire d’un gamin de sa naissance à ses 19 ans. Or à 19 ans, personne n’est capable de dire « c’est bon, je suis sorti d’affaire ». Pour Toumany, c’est une histoire qui n’est pas finie. Je le suis jusqu’à la sortie de la prison, je raconte son parcours, mais je ne peux pas en dire plus : lui-même n’est pas capable de le faire. Et c’est aussi ça qui m’intéresse. Ce n’est pas d’essayer de tordre le réel absolument pour le faire rentrer dans une case « vous voyez le mec dont j’ai raconté l’histoire ? Eh bien il s’en sort à la fin ! » Peut-être que demain, il m’appellera d’un commissariat pour me dire qu’il a rechuté, qu’il est retourné en prison. Et quelque part, il y aurait peut-être une certaine logique à ça. Ce n’est pas un conte de fée, c’est la réalité. Je ne veux pas raconter de belles histoires, mais juste des histoires.
Vous avez justement passé beaucoup de temps dans les prisons, vous dites qu’elles abîment plus qu’elles ne réparent.
C’est une évidence, on l’a vu pendant le confinement. Les gens sont devenus fous parce qu’ils n’avaient le droit de sortir qu’une heure par jour. Et pourtant ils étaient chez eux, pas dans une cellule. La prison abîme, c’est du temps perdu. Comme on a rien trouvé d’autre, on enferme les gens dans l’espoir qu’ils trouvent le chemin qui les ramènera vers une vie normale par eux-mêmes. Mais on ne vous apprend pas de métier, il n’y a pas ou peu de suivi scolaire. C’est très dur de faire des études en prison. Et cet enfermement… On supprime tout lien avec l’extérieur, avec la société. Il n’y a pas Internet, on coupe toute connexion avec le monde. C’est comme si on faisait en sorte que vous soyez plus abîmé en sortant qu’en y entrant. Pour moi, c’est une évidence que la prison abîme. Mais de temps en temps, comme partout, il y a des exceptions : certains s’en sortent, parce que peut-être ils sont plus intelligents que les autres, ou peut-être parce qu’ils ont plus de chance ou qu’ils sont mieux entourés, soutenus, et parviennent à utiliser ces moyens pour construire la suite. Mais ils sont vraiment à la marge.
La prison, telle qu’elle est pensée aujourd’hui, n’est pas faite pour améliorer le détenu, mais pour protéger la société. La logique est « tant qu’ils sont là, ils ne font plus chier ! » Et tant qu’on aura cette vision-là, de se dire qu’on veut juste protéger la société, on enfermera les délinquants. On pourrait aussi proposer de leur apprendre un métier, leur donner des clés pour s’en sortir ensuite. A partir du moment où on ne leur met pas une balle dans la tête, on doit préparer leur retour parmi nous, les gens libres. Donc, même d’un point de vue purement « sécuritaire », ce n’est pas une bonne technique. On met les gens en prison, on les fait bien souffrir pendant toute leur peine, ils n’ont droit à rien. Évidemment que le gars qui sortira aura la rage. Quand on met un chien dans un cagibi, qu’on le tape tous les jours, on peut être sûr que le jour où il sort, il vous saute à la gorge. C’est la même chose.
Ne t’arrête pas de courir est un livre sur l’emprisonnement et sur l’athlétisme, mais aussi, et peut-être plus encore, sur l’amitié.
C’est en tout cas comme ça que je le définis et que j’en parle. C’est aussi ce qui m’oblige à raconter cette histoire comme une histoire vraie. Elle touche deux personnes qui existent, qui ont 33 ans au moment de la parution du livre. Ces deux personnes se rencontrent dans un lieu étrange, le parloir d’une prison. Ce n’était d’ailleurs pas quelque chose auquel j’avais pensé, j’ai moi-même été surpris par la récurrence des parloirs, par la place que cette histoire a prise dans ma vie, et par cette envie de ne pas le laisser tomber. Il m’a été impossible ensuite de gommer tout ça pour adopter un point de vue omniscient, en prenant du recul et un peu de surplomb vis-à-vis de l’histoire. j’étais pris dedans, et devais la raconter de cette manière. Ce n’est pas du tout un essai sur l’enfermement ni sur le sport, mais une histoire singulière d’amitié, à laquelle en effet s’entremêle une réflexion sur la prison et l’athlétisme.
On a beaucoup dit que la vie de Toumany était comme un miroir inversé à la vôtre. Vous trouvez cela pertinent ?
Non, je trouve que c’est une vision assez simpliste, voire manichéenne de l’histoire. D’ailleurs, je reconnais là-dedans le traitement de ce que peut-être la réalité des banlieues. Deux mecs qui sont nés en banlieue devraient normalement avoir la même trajectoire. Là, il y en a un qui réussit. Pourquoi ? La vérité c’est qu’avec Toumany, on ne se ressemble pas du tout. Moi je viens d’une famille qui n’est pas d’origine immigrée. Mes parents n’ont pas eu à apprendre le français, ils n’ont pas eu à construire leur vie sur des ruines. Ils ont eu trois enfants qu’ils ont beaucoup encouragés, suivis, accompagnés, peu importe leurs choix. Toumany, lui, a dû partager l’amour de ses parents en dix-huit parties. Ce serait donc hyper réducteur de dire qu’il y en a un qui a réussi et l’autre qui a déconné.
On sait tous que ça ne se joue pas là-dessus. Cela me parait illusoire de penser qu’on fait les choses parce qu’on les a décidées, alors que bien souvent on vit sans se rendre compte qu’on a fait des choix. Ça ne se joue pas là. C’est faux de dire que Toumany n’est pas responsable, mais c’est faux aussi de dire qu’il le mérite.
Ce qui me frappe en tout cas, au-delà de la question du miroir inversé, c’est que, que ce soit dans Sale Gosse ou dans Ne t’arrête pas de courir, vous placez le curseur du lecteur du côté des accompagnateurs.
Théoriquement, un journaliste est juste un observateur, qui doit avoir pour qualité de savoir très bien regarder. Ça doit être une qualité de savoir à la fois rester au plus près du réel, sans pour autant déformer la réalité. C’est toujours délicat d’être toujours là, mais sans jamais être acteur. Quand on s’implique vraiment longtemps, cette position est presque impossible à tenir. Après un reportage, d’un jour, deux jours ou une semaine, les gens se souviennent que tu es journaliste. Même si tu bois des verres et rigoles avec eux, il y a toujours ce truc qui reste. Mais quand les reportages durent six mois, un an ou deux ans, ces frontières s’effacent. La relation devient de plus en plus naturelle, la conversation n’est plus seulement une interview. Et c’est ce terrain qui te fait glisser lentement de ta posture de journaliste vers quelque chose qui reste à inventer, de quelqu’un qui a franchi un certain nombre de lignes jaunes, et qui peut continuer à s’auto-persuader qu’il est dans sa posture de journaliste, brandir sa carte de presse et affirmer « je reste à distance de mon job. » Mais la vérité, c’est qu’à ce moment-là, on crée des liens avec des gens, et de fait c’est beaucoup plus difficile de garder ce statut d’observateur neutre.
Tu es déjà « contaminé », pas dans le sens péjoratif du terme, par les autres. Ta vision des choses, ton empathie, ton affect, ton point de vue qui sont légèrement décalés par rapport à ton statut de départ. Je suis pour qu’on assume cette partie du métier. Ça rend le journalisme humain !
« Le journaliste, et c’est ce qui le différencie de l’historien, raconte une histoire très proche, immédiate, presque en train de s’écrire. »
C’est aussi pour cela que dans l’écriture de Ne t’arrête pas de courir, vous avez refusé le format grand reportage ?
Je n’ai en effet jamais envisagé le format du reportage. Faire un article alors que la personne dont est tirée le livre est encore incarcéré, ça n’a pas de sens. Pour moi, rien ne pouvait rentrer dans un article ! J’ai mis presque trois ans à envisager le roman comme vecteur pour raconter cette histoire. Et puis une fois que j’ai réalisé que j’en avais envie, j’ai dû accepter de mettre de l’affect, d’être dans la position du narrateur qui dit « je », qui confie ses doutes au lecteur, et qui finalement raconte l’histoire telle qu’elle s’est vraiment passée.
Vous voulez raconter la France d’aujourd’hui.
Le journaliste, et c’est ce qui le différencie de l’historien, raconte une histoire très proche, immédiate, presque en train de s’écrire. C’est ce qui m’intéresse. Mais ce journalisme-là, avec lequel je me sens compatible, devient assez rare. J’ai du mal à me fondre dans l’actualité journalistique, celle qui se raconte dans les JT, dans les journaux, celle qu’on écoute tous les matins dans la matinale de France Inter. Et même si ça m’intéresse, je ne me sens pas proche du tout de ceux qui le font. Et mes livres sont peut-être une petite contribution à l’écriture de la France d’aujourd’hui.
Cela me permet de rebondir sur le texte que vous avez récemment signé dans Les Inrocks qui s’intitule « J’ose croire ». J’ai remarqué que dans ce texte relativement court, vous abordiez deux thématiques que vous n’abordez pas dans vos romans mais qu’on peut lire en sous texte dans chacun d’eux, le rap et la politique.
D’abord il faut savoir que c’est une commande extérieure : on me propose d’écrire un texte dont le sujet est « le pays rêvé », en sachant que c’est publié pendant l’élection présidentielle. J’ai immédiatement répondu qu’il m’était impossible d’inventer une histoire, et que la seule chose que je pouvais faire, c’était réfléchir à quelque chose qui serait de l’ordre de la non-fiction.
J’ai alors repensé à mon pote Fabien qui habite à Grigny, juste à côté de chez moi, et qui tient toujours un petit studio de musique. J’ai vécu à côté de cette ville et je savais que c’était la ville la plus pauvre et la plus jeune de France, une ville d’immigration, communiste avec très peu de moyens et très endettée. Et quand je pense à la présidentielle, je pense à ces gamins-là, et je ne peux pas déconnecter non plus le fait que le rap soit un moyen d’expression. Ce n’est pas un hobby. Ce n’est pas un truc que tu fais parce que tu ne sais pas quoi faire. Mine de rien, même si tu rappes hardcore genre « j’baise des meufs, je vends d’la coke, j’fais du biff et viens pas dans mon quartier sinon je vais te défoncer », tu racontes quelque chose, tu exprimes une souffrance. Donc c’est intéressant.
Cette opportunité d’écrire là-dessus a finalement été l’occasion de repenser à mon adolescence, à l’époque où j’étais tout jeune majeur, où j’ai pu voter pour la première fois. Je me suis retrouvé dans la capacité de « faire barrage » non pas au Front national, mais à Nicolas Sarkozy. Donc en fait c’est une histoire vraie.
Écrivez-vous pour ceux que vous décrivez ?
Je ne sais pas pour qui j’écris. Pour ma mère, mes sœurs, le mec là-bas que je ne connais pas, mais aussi pour la fille qui habite là. Et de fait, mon livre a été choisi par le prix Interallié, mais aussi le prix des étudiants France-Culture-Télérama, le prix Blù, le prix des jeunes lycéens. On ne sait jamais à qui on s’adresse, et c’est peut-être la meilleure manière de toucher des gens que de raconter une histoire telle que tu veux la raconter. Il ne faut pas essayer de la tourner de manière à ce qu’elle plaise à des gens, comme le font les politiques quand ils veulent s’adresser aux jeunes par exemple. C’est souvent un fiasco ! Mais du coup, comme on ne sait jamais par qui on sera lu, autant écrire pour soi. Et si on te plait à toi-même, qu’on est prêt à assumer ce qu’on écrit et pourquoi, c’est énorme. De toute façon, on ne pourra jamais plaire à tout le monde. Mon objectif était de pouvoir être lu par des gens qui ne connaissaient rien à l’athlétisme : je ne pouvais pas espérer être lu seulement par la frange de la population qui a déjà couru un 400m, ça n’aurait pas de sens.
Ça reste un livre. Et même si j’espère vraiment qu’il sera lu dans des prisons, dans des banlieues, voire dans des ministères, je ne me fais pas d’illusions. Je ne crois pas qu’un livre peut changer les choses, ou alors à de très rares exceptions près. Peut-être le mec qui a écrit le bouquin sur Orpea, mais c’est loin d’être la majorité. Malheureusement.
Quel conseil donneriez-vous à un jeune auteur ou à un jeune journaliste ?
Je vais faire une réponse Yves Rocher mais je dirais « rester soi-même ». Dans le fond, ce n’est pas un métier fait pour les premiers de la classe. C’est un métier pour les gens qui ont un grain de folie et de la créativité et surtout qui osent sortir du rang. On apprend durant toute sa scolarité à ingurgiter des trucs par cœur, mais quand tu arrives en école de journalisme, tu te rends compte que tu vas avoir besoin de curiosité, de rébellion et de courage. Trois choses que l’on ne t’apprend pas à l’école.
Je suis désolé de voir qu’on continue à recruter en école de journalisme sur la base des résultats du bac. Qu’est-ce que j’en ai à faire que la personne ait eu 10 ou 18 en physique, ça ne m’intéresse pas. Si ça ne tenait qu’à moi, je recruterais les étudiants sur deux épreuves. La première serait d’écrire une histoire à partir d’une scène ou d’une situation à laquelle l’étudiant a assisté, ou bien à partir de cet énoncé « assied toi dans un bar, et raconte la vie des gens autour de toi ». La deuxième serait un grand entretien au cours duquel on discute pendant une demi-heure « c’est quoi ton parcours ? Ta vie ? Ta vision du monde ? »
Entretien conduit par Marie Grée
photo © Marie Grée pour HORSCHAMP