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Marin Fouqué

Sélection Art Contemporain

"Mon travail, c’est les mots, c’est la langue, c’est faire entendre une langue, travailler une langue, un rythme, un souffle, une scansion"

Marin Fouqué scande la mélancolie de ce qui semblerait en être dénué : les paysages ternes de la Seine-et-Marne ou les néons d’une cellule de garde à vue. Tout chez lui se décompose, de la société qui devient polyphonique sinon cacophonique dans G.A.V., à la masculinité qui vole en éclats dans 77, jusque dans les titres même de ses romans. Ses textes claquent, tranchent, font du bruit, et on se dit qu’on pourrait presque les rapper. Et du rap, ils portent aussi la révolte et le cri d’une colère juste, saine et sans concession. 

À quand remonte votre premier souvenir d’écriture ?

Vous souvenez-vous de la raison qui vous a poussé à écrire ? 

Dans un vieux carton, j’ai retrouvé  un petit carnet. J’écrivais dedans quand je devais avoir 7 ou 8 ans. Des histoires. Des histoires de détective, mais aussi de science-fiction, et un peu de fantastique. Des histoires plutôt rocambolesques qui tenaient sur une ou deux pages. L’une d’entre elle racontait la vie d’une bestiole qui parle, ou quelque chose comme ça. Ensuite, en CE2, je me souviens avoir écrit mon premier “vrai” texte. Vrai, parce que ça tenait sur une dizaine de copie-doubles, celles avec les carreaux bleus et la marge rouge. C’était quelque chose. C’était une écriture à quatre mains avec un camarade de classe, Luc. Il était en grande section. Moi, j’étais très motivé. Lui, un peu moins. Mais vu que Luc était très apprécié à l’école, qu’il était plus grand et qu’il jouait bien au foot, je me sentais faire partie des stars. On a donc écrit une histoire ensemble, ça parlait de mondes parallèles et de catastrophe nucléaire. Un truc plutôt apocalyptique. Finalement, Luc s’en est désintéressé au bout de deux jours et je l’ai terminée seul. Ma Tante Freddy m’a même aidé à l’imprimer, elle avait une formation de dactylo, et moi je ne tapais qu’une touche après l’autre, en les cherchant une à une sur le clavier. Dans le fond, c’était ma première éditrice. Plus tard, au collège, je me souviens avoir écrit l’histoire d’une paire de pieds. C’était un matin comme les autres, ils faisaient leurs lacets, descendaient les escaliers, prenaient leur petit-déjeuner, et, au bout d’un moment, ils décidaient de se séparer : en arrivant dans la rue, chaque pied prenait son propre chemin. Ensuite, au Lycée, j’ai écrit des chansons pour un groupe de musique. Je ne les chantais pas, mais ça m’a permis de trouver un certain jeu avec les mots, un rythme. Ensuite, j’ai écrit du rap. Le rap, ça me permettait d’écrire vraiment tout, sans perdre du temps avec le refrain, de pousser l’écriture jusqu’au bout. C’est un travail d’orfèvre, mathématique. Il faut sans cesse avoir les temps en tête. Si une phase claque mais qu’elle tombe mal, elle est bonne à jeter. Mais moi, j’aimais vraiment certaines de ces phases “bonnes à jeter”. Alors je les ai gardées, mettant de côté la rythmique. C’est là que je me suis mis à écrire de la poésie. Et je me suis rapidement rendu compte qu’elles étaient bien rares, les personnes qui lisent de la poésie contemporaine. Alors  j’ai commencé à dire ma poésie sur scène, faire de la performance, de la poésie-sonore. Et finalement, je me suis de nouveau tourné vers les histoires, par le roman.

 

77 est finalement la continuité d’un processus d’écriture initié très tôt. 

Certainement, oui. Sans m’en rendre vraiment compte, en fait. Au début, ce n’était qu’un jeu, une manière comme une autre d’affronter l’ennui. Et une manière plutôt positive, parce que ça me donnait une place, un rôle, un endroit où j’étais plus légitime qu’ailleurs. Peut-être que c’est ça, le fond : l’écriture comme meilleure manière d’être au monde. Ça a de la gueule, dit comme ça. 

 

Quel lecteur étiez-vous, jeune ? Vous souvenez-vous de votre rencontre avec la littérature, avec les livres ?

 

Je me souviens de mon premier choc littéraire. C’est un choc totalement débile, mais un choc quand même. Débile dans le sens où, souvent, les auteurs aiment à raconter leurs premières lectures de Proust ou d’Albert Cohen. Ils en parlent ensuite pendant des heures. Moi, ce n’était pas du tout ça. Je devais être en CE2, je jouais encore aux Pokémons. Et il y a eu Harry Potter. C’est pas glorieux : l’autrice est transphobe et c’est écrit pauvrement . Mais on m’a mis ça dans les mains, j’ai lu la première page, et je ne l’ai plus lâché. Il fallait venir dans ma chambre pour me dire « là, maintenant, il faut arrêter, c’est l’heure de se coucher » et éteindre la lumière. Alors moi, je rallumais la lampe de poche, pour lire sous la couette. J’ai découvert ce rapport au temps, mais aussi ce rapport à l’interdit, un interdit minime, c’est vrai, mais un interdit quand même. Là, d’un seul coup, il y a une raison plus forte qui te pousse  à continuer avec ce personnage à tout prix. On a l’impression qu’il nous parle. C’est à ce moment précis que je me suis rendu compte que la lecture était un moment, une expérience. Ensuite, j’ai lu beaucoup de science-fiction. Ça me parlait beaucoup. Je me souviens notamment de l’histoire de deux Aliens qui arrivaient sur Terre pour s’intégrer parmi les humains. Ils se transformaient de manière à passer inaperçus, avec le visage de celles et ceux qu’ils avaient vu dans les magazines. L’un d’entre eux se transformait en Madonna, du coup, il se faisait kidnapper. Dans le fond, c’était assez critique.

Enfin, le vrai truc qui m’a fait dire « OK, j’aime la lecture », c’est quand j’ai découvert L’Etranger d’Albert Camus, au lycée. Là il se passait quelque chose, quelque chose de plus grand, qui n’était plus que du divertissement, de l’imaginaire, pas seulement quelque chose qui remplissait un besoin de narration. Je me suis dit « J’aimerais pouvoir faire ça. J’aimerais pouvoir être capable, grâce aux mots, d’arriver à dire quelque chose de plus profond que moi. »

"On écrit toujours à partir de soi, mais c’est si faible et si optu pour écrire le monde."

Quelle est votre méthode de travail ? Faites-vous partie de ces auteurs qui se laissent complètement aller à la plume ou avez-vous un plan très bien construit ? 

Non, je n'ai pas de plan. À chaque fois que je me dis « ah oui il peut se passer ce truc-là », je me plante. Ce qui est important pour moi, c’est avant tout la langue. C’est ma matière, ma boue, ma glaise ; je la travaille. L’histoire est secondaire. Comme je le disais, mon premier rapport à l’écriture, ça a été l’histoire, mais raconter une histoire, ce n'est pas écrire. Mon travail, c’est les mots, c’est la langue, c’est faire entendre une langue, travailler une langue, un rythme, un souffle, une scansion, c’est faire entendre une voix dans la tête de la lectrice, du lecteur. Que cette voix soit dans l’oreille. C’est créer une expérience de lecture. 

Dans le fond, c’est comme une corde qu’on fixerait au début. Il faut juste s’assurer qu’elle soit bien attachée, assez solidement pour porter ce texte là sur neuf mois, un an, deux ans, ou plus. Ensuite, j’essaie juste de dérouler la corde, en acceptant qu’à un moment donné, le rythme de tel personnage me fera écrire autre chose. Une fois qu’il m’a fait écrire cette chose-là et qu’elle me paraît intéressante pour le texte, le reste de l’histoire en est tout chamboulé. J’ai l’impression que cette manière de faire, qui laisse la place à la langue et aux mots, me permet d’être moi-même surpris et donc potentiellement de surprendre les  lectrices et lecteurs. Et ça permet aussi, j’espère, de déjouer énormément de clichés. On écrit depuis un cockpit, c’est extrêmement fermé. On écrit toujours à partir de soi, mais c’est si faible et si optu pour écrire le monde. Par cette ruse là, j’essaye d’amener quelque chose qui - parfois - peut faire surgir autre chose, à laquelle je ne m’attendais pas. Quelque chose qui est un peu plus loin de moi, ou plutôt de ma perception. Deux mots qui s’entrechoquent, le son entre les deux consonnes, ça va me mener vers une autre idée, du coup, un autre comportement du personnage, et donc une autre histoire. Mais peut-être que c’est un doux mensonge que je me fais à moi-même, quand je rêve de sortir de mon cockpit. Certainement qu’on ne sort jamais de son cockpit.

En tout cas, j’ai écrit mon premier roman de cette manière-là.

 

Certainement parce que je venais de la chanson, du rap, de la poésie sonore. Ça a modifié ma manière d’écrire. On peut très bien être content d’un texte qu’on a écrit, mais en le lisant sur scène, c’est l’emmerde totale. Parce qu’un texte fait pour l’oreille, c’est pas un texte pour les yeux. Et donc, même lorsque j’ai essayé d’écrire un texte pour les yeux, je ne savais pas faire autrement qu’écrire pour les oreilles.  J’ai décidé de l’accepter et de le travailler, pour trouver la ligne de crête entre yeux et oreilles. C’est comme ça, c’est ce que je fais. 

Je me suis rappelé du moment où je bossais en entrepôt, et que le soir, je n’avais aucune envie de lire un bouquin ou de regarder un film compliqué. Ce que j’aimais, c’était regarder des télé-réalités parce qu’il y avait un besoin de narration minimum qui était rempli. Aujourd’hui, on a des séries géniales comparées à celles qu’on regardait quand on était mômes, où les personnages étaient creux. Elles passaient uniquement le week-end, donc il fallait sans cesse nous rappeler que James, c’était le fils de Kurk, et ça tournait en rond. Maintenant, on a la possibilité de les voir à la demande, de les enchaîner toute une soirée. Comme un bouquin, en fait ! Mais la force de la littérature, je crois, ce qu’elle a vraiment pour elle, c’est les mots, c’est la langue. 

 

Finalement, écrire du rap, de la poésie ou des romans, c’est le même processus d’écriture ? 

Ça n’apporte pas les mêmes contraintes ni les mêmes libertés, mais pour moi, c’est un prolongement. Ce qui m’intéresse, c’est la phrase. Et elle est juste pour moi à partir du moment où elle sonne. Plus que décrire une image, c’est le choc entre deux mots qui fait, je crois, émerger une image. Je garde cette force là du rap, de la poésie et surtout de la poésie sonore. En même temps, les romans me permettent d’explorer d’autres choses, des personnages, des voix différentes. J’en fais le prolongement et le roman devient une vraie source de liberté. 

 

Vous écoutez encore beaucoup de rap ?  

Oui, énormément. Je peux passer six mois sans lire un livre, mais pas quatre jours sans écouter de rap. 

 

Vous parlez de PNL que vous citez d’ailleurs plusieurs fois dans G.A.V., et pourtant, on se dit de prime abord que c’est étonnant de passer de PNL à Actes Sud. 

Le rap a eu une image sulfureuse pendant très longtemps. Aujourd’hui, c’est la musique la plus écoutée au monde. Les plus gros vendeurs sont les rappeurs, on peut en entendre partout : sur toutes les radios, dans les supermarchés…  Je pense que ce décalage entre rap et littérature n’est plus si évident, même si je ne suis pas sûr qu’il y ait beaucoup de gens chez Actes Sud qui écoutent PNL. En tout cas, il n’y a plus rien de transgressif, et on entend beaucoup de gens admettre que le rap, c’est intéressant. 

 

Et en même temps, aux Victoires de la Musique il y a quelques semaines, il n’y avait aucun rappeur, ou alors les plus connus, comme Orelsan. 

Oui, essentiellement des rappeurs blancs, comme dans la presse d’ailleurs. On choisit sa canaille. La canaille qui va permettre de se sentir un peu vilain, le temps d’une écoute, mais qui ne fait pas trop peur non plus. Un frisson, juste un frisson ! Orelsan remplit ce rôle-là. En plus, il pioche à l’extrême droite, au centre, à l’extrême gauche. Ses textes pourraient être comparés à un empilement de tweets. Il séduit pas mal l’extrême droite, d’ailleurs, qui se retrouve dans ses textes de looser blanc. Personnellement, ce qu’il fait ne me touche pas.

 

Lorsque vous travailliez dans un entrepôt quelque temps avant de vous mettre à écrire 77, vous aviez le sentiment de ne plus faire partie de la société. 

Oui, parce qu’on arrive le matin sur la zone d’activités, et on passe la journée à l’intérieur de l’entrepôt sous les néons. Quand c’est l’hiver, on ne voit même pas la lumière du soleil. Puis on rentre chez soi, on est crevé. On a pas envie de regarder un débat à la télé, on a rien à raconter, pas plus que la veille, que l’avant-veille. On sait plus ce qui se passe à l’extérieur. C’était pendant la période des Gilets jaunes. J’en parlais de temps en temps pendant les pauses déjeuner avec les collègues, mais on n’avait pas le droit aux téléphones, donc ça limitait les contacts avec l’extérieur. J’ai beau venir d’un milieu où il y a des Gilets jaunes, je ne me sentais pas plus concerné que ça. Tous les matins, je me levais à pas d’heure. La journée, je faisais les mêmes gestes en espérant recevoir le SMS de l’intérim pour être sûr d’avoir du boulot le lendemain. Ma question, c’était plus de me demander si ça allait le faire à la fin du mois.. 

Cette sensation était renforcée par le fait que c’était une entreprise de commandes de vêtements. On répondait à des demandes de personnes qui font, elles, partie de cette société. Ça donnait l’impression de travailler en souterrain, pour chercher une fourrure à 2000 balles ou un manteau en cuir à 400, qu’on ferait acheminer ensuite vers ces gens. À un moment où il n’y avait plus de commande, le tapis s’est arrêté. Alors qu’on avait pas le droit de discuter à l’entrepôt, un collègue d’une quarantaine d’années m’a dit « Bon bah, ils ont arrêté là-haut » Ou quelque chose comme ça. Je trouve que ça résume bien la sensation qu’on avait de se trouver en dessous, et que les commandes venaient du haut. 

 

Je vous ai entendu dans une interview dire que vous aviez cherché à dresser « une fresque des parias ». 

77 allait bientôt sortir quand j’ai commencé à écrire mon deuxième roman. Pour la thune, je devais retourner bosser à l’entrepôt. C’était un autre entrepôt, plus sympa, où on avait le droit de parler. Au début, j’ai juste voulu écrire les sensations que j’avais eu dans le premier entrepôt. Je me suis souvenu de la couleur, de la lumière, des néons toute la journée au-dessus de la tête. Et ces néons m’ont rappelé la garde à vue. Quand on est sous les néons en permanence, on perd la notion du temps. Dans une cellule, on se trouve aussi en dehors, dans une espèce d’antichambre, à l’orée de la société.  C’est comme ça que le lien s’est fait. J’ai écrit le premier personnage, celui de K-Vembre, une jeune femme manutentionnaire qui aspire à devenir autrice. En attendant d’être éditée, elle bosse à l'entrepôt. De fil en aiguille, elle se retrouve en garde à vue. 

Je voulais écrire la garde à vue, et surtout la manière dont elle est vécu en fonction de son statut, de son genre, de son orientation sexuelle, de son milieu social. Il y a des privilèges et une hiérarchie de privilèges, même lorsqu’il n’y a plus aucun droit. Je voulais donc faire une fresque pour retranscrire au mieux tout ça, dans sa globalité. Les différents rapports de domination, les différents risques encourus. Ce sytème est rodé, il vous isole dans votre rôle de dominé, mais toutes les dominations sont inter-connectées. 

Aussi, j’ai la sensation que pour comprendre cette société et montrer sa violence, il faut la désigner de l’extérieur. Le paria ou la paria est poussé.e à l’extérieur par le groupe. Donc c’est certainement celui ou celle qui a le plus à dire, de manière lucide, sur cette société. C’est peut-être lorsqu’on est en dehors de quelque chose qu’on peut le mieux en parler.  

 

Mettre ainsi vos personnages au ban de la société, c’est donc une manière de leur faire prendre une sorte de recul par rapport à cette société ? 

Non, le recul est un trop grand luxe ! C’est plus une manière de montrer la violence. La violence d’une société qui crée des parias sur des bases racistes, sexistes, homophobes, islamophobes, transphobes… qui n’a de cesse de nous séparer, de nous scinder. Lorsqu’on écrit de la littérature, on a en face de nous un roman qui est plus grand que nous, le roman national. C’est un roman créé de toutes pièces, fondé sur de la pure fiction mais pourtant brandi dans le réel comme une sorte d’arme pour le passé, le présent et le futur. Je crois qu’il y a urgence à tirer à balles réelles dans ce roman national. On présente encore une histoire de France faite de victoires, de résistances et de moments glorieux. En réalité, c’est une histoire pétrie de collaboration, de colonisation, de violences, de pillages. Toute notre richesse et toute notre stabilité viennent du pillage. Et tout ce qu’on vit aujourd’hui comme violence, les attentats, les scissions dans la société, vient de cette même histoire, celle qu’on refuse de regarder droit dans les yeux. Ce qui explique qu’aujourd’hui, ces termes de “liberté, égalité, fraternité”, “laïcité” ou “république” ne sont que des instruments d’oppression. 

 

 Je vous ai entendu dire que notre génération était une génération sacrifiée.

C’est quelque chose que j’ai beaucoup entendu. Adolescent, je me souviens de ce prof de sport qui nous disait « Vous êtes une génération sacrifiée. Nous, on a eu les Beatles, les Stones, le premier homme sur la Lune, mai 68, mais vous ? Votre génération n’a plus rien. Vous n’avez que le rap, et c’est presque pas une musique. Vous avez la crise, le sida, les attentats, les catastrophes naturelles. » 

Quand on a 30 ans aujourd’hui, on a connu la charnière qu’a représenté Internet. Ça a été un Big Bang, et comme les dinosaures, on l’a pas capté sur le moment. Ça a été un bouleversement dans notre rapport au monde, à l’information. Nous sommes ceux qui avons expliqué à nos parents comment ça fonctionnait. On a très vite compris l’outil. Après, on a été dépassé. 

Alors une génération sacrifiée, pas tant que ça. On est aussi une génération qui est au fait de ce qui se passe, révoltée contre la violence, mais aussi plus alerte que nos parents sur énormément de sujets. Du moins, j’espère. Et la génération qui arrive est encore plus carrée sur ça.

J’anime, par exemple, des ateliers d’écriture dans des collèges et lycées. Lorsqu’on parle des rapports de domination homme-femme, ils sont bien plus au clair que nous. Internet n’a pas inventé le féminisme, les enragées ne sont pas nées du dernier orage, mais Internet a permis de démocratiser leurs pensées.

« Je n’ai rien contre la sociologie, mais la question de qui l’écrit est fondamentale, il me semble. »

Vous affirmez que votre écriture n’est pas une écriture sociologique et vous ajoutez que la sociologie n’est pas intéressante pour traiter de ce sujet. 

Elle n’est pas intéressante de là où j’écris. Des regards sociologiques de la part d’hommes blancs hétéros qui écrivent leur petite sociologie et leurs petits problèmes, ça ne m’intéresse pas. Mais lorsque, par exemple, des personnes mises au ban de la société ou ostracisées pour X raison se mettent à écrire sociologiquement ce qui se passe, à décortiquer ce qui les oppresse, ce que la société produit sur eux, là, c’est évidemment d’un grand intérêt pour la société. Sans ça, il ne peut y avoir de remise en question.

Mais je ne suis pas de ceux-là. En bien des points, j’écris depuis le banc des dominants. Ma fenêtre de légitimité est assez réduite, mais j’essaie de rester dans cette fenêtre pour garder un rapport honnête à ce que j’écris. C’est comme ça que je le conçois. Je n’ai rien contre la sociologie, mais la question de qui l’écrit est fondamentale, il me semble.

Ça rejoint la question de la légitimité, première question que je me pose avant d’écrire un roman. J’ai envie d’écrire des choses sur un milliard de sujets, mais je ne serai pas légitime d’écrire sur tous ces sujets. Je me pose beaucoup de questions sur la littérature d’autofiction. Certains s’en sortent très bien, mais dans d’autres cas, la personne peut être réduite à ses trauma, et ses traumas à un business. On commence par écrire sur soi, et puis on écrit sur sa famille, son cercle proche, puis lointain… Il y a peut-être un risque à devenir un vautour pour les autres, pour ses proches, je sais pas. En tout cas, pour le moment, ça ne m’intéresse pas. D’abord parce que ma vie n’est pas intéressante. Décrire mes petits problèmes d’homme blanc, ce serait juste à gerber. Ensuite parce que j’essaye au maximum de ne pas piller mes proches. 

Pour ma part, je crois en la fiction, et je crois qu’elle n’a pas encore tout dit. Elle peut dire des choses qui échappent encore au regard de la société, au regard journalistique. Dans G.A.V., j’ai écrit le personnage du flic, même s’il est très loin de moi. Je ne le connais pas, ni lui, ni son quotidien, ni sa vie. Le seul lien que j’ai trouvé à lui, c’est qu’il écrit de la poésie. Il y a ce pont entre lui et moi. J’ai beaucoup aimé l’écrire, sa poésie à lui. Ca m’a permis de le comprendre. Même chose pour la manutentionnaire. Je ne suis pas une femme et je ne connais pas dans ma chaire les violences qu’elles subissent. Je peux me renseigner dessus, faire des recherches, et surtout écouter, tout simplement. Mais le lien que j’ai à elle, c’est qu’elle est manutentionnaire comme je l’ai été. En plus, elle aspire à devenir autrice. Et puis, il y a aussi ce personnage de cadre dynamique, qui a intériorisé les rapports de domination. Moi aussi je les ai intériorisés, et exercés à certains moments, et cela m’arrive encore sans même m’en rendre compte. Du coup, malheureusement, on peut se comprendre lui et moi.

En tout cas, je parviens à écrire un personnage tant que j’ai un lien à lui. Quand on a trouvé un sujet, un point de rencontre, qu’on est amené à se comprendre, là on peut commencer à discuter.

 

Quand vous parlez des personnages, on a l’impression qu’ils sont quelque part en dehors de vous, alors que ces personnages, c’est vous qui les créez. Comment se crée ce point de rencontre avec un personnage qui vient de vous ?

Par la langue. En leur donnant une langue propre, qui n’est pas la mienne. Cette langue arrive parce qu’il y a un premier mot posé, un deuxième et une sonorité qui se crée, il y a un truc qui se heurte et tout ça devient sa langue propre. Ca m’a souvent agacé d’entendre les journalistes parler du « périurbain », ou de lire des livres qui utilisaient ce terme. Et j’ai constaté que la langue qui était mise dans la bouche du périurbain était une langue pauvre. Pour « faire périurbain » ou « faire campagnard », on va retourner les phrases. « Il dit qu’il a envie d’aller manger sur la ZAC, le type. » On va créer une langue qui n’existe nul part, quasiment personne ne parle comme ça aujourd’hui. De la même manière, quand on veut écrire un personnage de banlieue mais qu’on n’y est jamais allé, on ponctue toutes les phrases de « wesh », alors que plus personne ne dit « wesh » depuis les années 2000, ou très rarement, de manière ironique. Ça doit faire exotique, je sais pas…. 

J’essaie pour ma part de créer une langue, une qui n’est pas celle d’un milieu social, mais une langue propre et personnelle. Chacun, chacune a sa langue propre. Elle peut découler de ses monologues intérieurs, par exemple. Même entre amis, on a une langue propre. J’imagine aussi que dans les sphères hautement bourgeoises, la langue ne sera pas la même dans le privé que dans le professionnel. Leur termes à eux, leur rythme à eux, leurs blagues à eux ;  j’essaie de créer cela. Et pas seulement retranscrire ce que je pense être la langue d’un milieu. C’est comme une partition à écrire. Ça vient de moi, oui, mais je l’ai créé pour le personnage, il l'interprète, et elle suit son chemin propre, pas le mien. Du moins, j’essaye. Ou je m’en persuade.

Vous aimez vos personnages ?

Dans 77, j’avais de la sympathie pour tous, même les pires. J’avais peut-être moins de distance. Dans G.A.V., il y en a certains que je déteste ou qui me terrifient. Malheureusement, je ne peux pas nier que je les comprends. Parce qu’ils ont des parties méprisantes et détestables de moi-même. De moi aujourd’hui, de moi avant, ça dépend. 

« L’ennui, c’est le berceau du meilleur comme du pire. On est amené à faire les pires conneries dans l’ennui. »

Et dans quelle mesure la fiction et vos personnages vous permettent d’éclairer un peu la réalité ? 

Peut-être parce qu’ils parlent d’autres choses que de moi. Ils parlent de choses qui me sont extérieures à un centimètre, un mètre, un kilomètre.Enfin j’espère. Peut-être que ce n’est qu’un doux mensonge.  En tout cas, je crois qu’on ne peut écrire qu’à partir du réel. D’ailleurs, ça se vérifie dans la science-fiction. Même dans la plus pure et la plus dure, tout part d’éléments du réel, les ressorts sont humains. Et puis, ne serait-ce que les mots et la langue nous ramènent forcément à la réalité. 

Dans 77, j’ai fait un micro écart à la réalité. J’ai situé le roman dans un village qui existe, sous un abribus qui existe, mais j’ai déplacé cet abribus. Normalement, il est au centre du hameau ; je l’ai mis au milieu des champs. Et avec ce déplacement de 200 mètres, c’est autre chose qui se passe.  Il se retrouve au milieu du vide, des champs et du marron. Ce paysage bouge et à la fin du roman, on a un décalage d’une centaine de kilomètres avec ce que j’ai réellement vécu. C’est un peu la théorie des méta-verses. Se dire « tiens si dans un autre monde j’étais né petit, qu’est-ce que ca aurait changé dans mon rapport aux autres, au monde ? ». C’est juste un détail et en même temps, plus rien n’est pareil. C’est de cette manière que j’entrevois la fiction. 

En parlant de 77, vous avez dit que vous aviez envie d’écrire un roman sur l’ennui. 

Oui, parce qu’au début, je me suis posé la question de la légitimité. Quand j’ai eu envie d’écrire un roman, je me suis dit « OK, mais un roman sur quoi ? » Qu’est-ce que je connais le mieux ? Pour moi, c’était le 77. Mais le 77, c’est l’ennui, c’est rien, juste une espèce de vide. Je me suis dit que j’étais mal barré, mais j’y suis allé. Et pour moi, ce qui était le plus significatif de l’ennui, c’était l’abribus, au milieu des champs. Ce jeune type prostré sous une capuche, l’abribus au-dessus de sa tête et autour, rien que du marron. Il a fallu que j’assume que ça allait se passer à cet endroit-là. Qu’est-ce qui se passe, si rien ne passe ? C’est comme ça que l’écriture m’est venue. L’ennui, c’est le berceau du meilleur comme du pire. On est amené à faire les pires conneries dans l’ennui. En même temps, je crois que c’est grâce à l’ennui que j’ai écrit quand j’étais enfant.

 

D’ailleurs, vous faites dire à l’un de vos personnages que “l’ennui est le plus grand danger”. 

Oui, parce que c’est dans l’ennui que le cerveau se perd. On tombe alors dans des spirales, et ces spirales peuvent se révéler être des gouffres. C’est aussi dans l’ennui qu’on se met à se poser des questions. « A quoi ca rime ? » « Qu’est-ce que je fou là ? » « Est-ce que ca vaut le coup ? » On tombe dans le cercle infernal de la pensée. Et puis, c’est aussi lorsqu’on a envie de casser l’ennui qu’on peut faire de grosses bêtises, juste pour qu’il se passe quelque chose. L’idée, par exemple, de foutre le feu aux thuyas ou à la maison des voisins, peut se révéler exaltante.   

 

Vous présentez le département du 77 comme un espace géographique singulier qui serait une sorte de marge des marges bien établies, entre la campagne périurbaine et la banlieue. Vous le décrivez comme une sorte « d’espace entre deux ». 

Oui : on est ni à la ville, ni la campagne. Et puis il n’y a pas de culture Seine-et-Marnaise à proprement parler. Dans le sud-77, il n’y a rien, juste le Brie de Meaux et le Brie de Melun. Il y a une bière qui s’appelle la Gâtine, qui ne se vend qu’en Seine et Marne. Il y a une danse folklorique qui s’appelle la Gatinaise et que personne ne danse à part dans les clubs de danse de Seine-et-Marne. C’est un territoire qui est extrêmement plat. Il y a peu de relief. Il n’y a pas vraiment d’histoire forte. Peut-être parce qu’elle s’est faite absorber très rapidement par Paris.  Il y a plein de villes qui sont des villes dortoirs où des gens, pour accéder à la propriété, achètent une baraque. Du coup, ils n’y passent que le soir et les week-end, parce qu’ils travaillent à Paris ou en région parisienne. Il n’y a pas tellement d’ancrage. C’est en Seine et Marne que sont cultivées, par exemple, les pelouses du Stade de France. Il y a du blé et du colza. Des champs et des hameaux. Donc pas vraiment de culture forte de campagne, et en même temps, ce n’est clairement pas la ville.

Est-ce que vous diriez pour autant qu’il n’y a pas d’identité ? 

Je crois que son identité, justement, c’est le rien. Son identité, c’est le vide. Enfin, c’est comme ça que je le vois. Quand j’étais adolescent, j’ai écouté d’abord de la chanson française, et puis au collège, j’écoutais du punk. C’étaient essentiellement des groupes des années 80, des trucs qui n’auraient pas dû parler à un môme dans les années 2000. Ils parlaient de choses révolues depuis longtemps. Soit ils étaient morts, au moment, soit ils avaient une barraque et des enfants. Mais moi, ça me parlait beaucoup, parce que je m’y retrouvais dans cette force du « rien », du « no futur », du « vide ». Dans ce vide, il y a beaucoup de choses, en fait. 

Je me souviens qu’il y a quelque temps, j’ai eu à ré-écrire un texte sur le 77.  C’était pour le magazine Le 1, et j’ai écrit l’histoire d’un jeune type, fan des Clashs dans les années 2000. Cela m’avait fait réfléchir. Pourquoi, alors qu’il y avait de la pop, du métal et du rap, c’était le vieux punk qui m’avait parlé ? Après, c’est très personnel comme interprétation. Pour moi, les perspectives en Seine-et-Marne s’arrêtaient à 18 ans. Il fallait partir. Mais je connais des gens qui sont restés, j’ai des amis d’enfance qui y sont toujours. Ils y ont fait quelque chose. Alors, pour eux, ce n’était pas du tout « rien ». 

Dans G.A.V., vous prêtez votre voix à cette manutentionnaire autrice, qui imagine un entretien avec un journaliste. Au cours de cet entretien, elle porte un regard très dur sur les hommes et sur la masculinité en général. 

 

Les rapports hétérosexuels, les rapports de séduction sont des rapports de domination. C’est tellement ancré profondément. Je comprends que ce personnage déteste ce rapport de domination, et donc par prolongation, ceux qui en profitent et le perpétuent. A sa place, j’aurais certainement la même rage.

Ce qui reste le plus fort dans mes souvenirs d’adolescent, c’est le rapport à la masculinité. À un moment donné, on nous demande non pas de devenir quelqu’un, mais de devenir un homme, ou de devenir une femme. C’est par ce biais là qu’il faut être identifié, par ce biais là qu’on est regardé. Au fur et à mesure de l’écriture de mon premier roman, le narrateur déconstruisait son rapport à la masculinité. Disons que je l’ai fait en même temps. Bien plus tard que lui, d’ailleurs. Mais, si le travail du narrateur s’est terminé à la dernière page, le mien  est encore en cours. Il le sera d’ailleurs toute ma vie. Parce que ces choses qu’on nous a mis dans le crâne depuis des centaines de générations, c’est extrêmement dur à extraire du corps et du crâne. 

 

Et pour vous ce serait quoi la masculinité ? 

Le problème, c’est que la masculinité est une définition. Une pièce centrale dans la construction d’une identité. Et en même temps, nier sa masculinité lorsqu’on est un homme cis-genre, c’est nier les privilèges qu’on a, et du coup, les rapports de domination qu’on excerce sur les autres.

La masculinité, c’est à la fois ces mecs sur Internet qui vendent des conseils, proposent des programmes pour devenir un vrai bonhomme, pour apprendre à séduire les femmes en cinq étapes et changer une roue de voiture en trois. 

Mais c’est aussi tous ces jeunes hommes qui vendent leur féminisme pour mieux exproprier les femmes de leurs propres corps. Elle en parle d’ailleurs, la manutentionnaire de G.A.V., de ces hommes qui se disent féministes et qui, parce qu’ils le hurlent assez fort, pensent pouvoir se permettre de reproduire des schémas de domination. Ou alors, parce qu’il faut déconstruire la masculinité, et donc parler de ses émotions, ils se mettent à monopoliser la parole en se répandant de leurs petites peines, sans écouter les réelles violences subies. Ces comportements sont infinis. 

La masculinité c’est une hydre qui a des milliers de têtes. Il faudrait réussir à les couper une à une, en soi-même. Mais à chaque fois elles repoussent. Donc il faut les recouper. 

Dans 77, ce rapport à la masculinité m’est apparu très fort notamment dans la description du corps du narrateur. Il revient sans cesse à « son corps de lâche ». 

Ça je pense que c’est d’abord lié au fait que mon écriture s’est épanouie sur scène, donc dans ce rapport de l’écriture au corps. Qu’est-ce que les mots font au corps ? Qu’est-ce que ça fait au corps, un texte quand il est crié, chuchoté, ou scandé ? Pour moi l’écriture est intimement lié au corps, c’est évident.

Dans 77, la langue du personnage est d’autant plus liée à son corps que son corps est jugé impropre à celui d’un homme, un homme qu’on lui demande d’être, qu’on lui impose de devenir. Son corps est une cage.

Mais pour moi, le corps est un refuge. Dans l’écriture, surtout. Avant d’écrire, je me demande toujours comment est le corps du personnage. Est-il prostré ? Se tient-il droit ? Est-ce qu’il a des tics nerveux ? est-ce qu’il est en confort ou en inconfort ? Dans les rapports de domination, c’est souvent le corps qui parle le mieux. Le corps parle souvent bien mieux que les mots eux-mêmes. 

Quel rapport entretenez-vous à l'idée de littérature "engagée" ou "politique" ? 

Dire qu’on écrit de la littérature politique, c’est une tautologie. Voilà, j’ai enfin dit un mot intelligent ! Toute littérature est politique, tout art est politique. 

J’entends certains auteurs revendiquer l’inverse. Les doux mensonges qu’on peut se faire à soi-même, c’est remarquable. Qu’ils le veuillent ou non, c’est politique d’écrire un livre. Même les livres de « développement personnel », c’est politique. C’est considérer que le problème vient de soi, donc que le problème peut être réglé par soi. C’est une politique libérale.

Si on écrit un page turner, un truc qui propose des histoires agréables et qui se terminent bien en prime, c’est politique. C’est faire en sorte que l’extrême violence du réel soit oubliée le temps d’une lecture. Tout est politique, alors autant en avoir conscience, l’accepter et l’assumer.

Est-ce que j’écris une littérature engagée ? Oui, j’ai un engagement quand j’écris. Si j’y crois pas, j’y vais pas. Si il n’y a pas d’ urgence, j’écris pas. Sinon, à quoi bon ? Il n’y a pas besoin de plus de livres qu’il y en a déjà. 

Quel serait le ou les conseils que vous donneriez à un jeune auteur ? 

J’en suis juste à mon deuxième roman, je n’ai aucun conseil à donner, à personne. Moi-même, je ne comprends pas ce que je fais, ce que j’écris. Je ne comprends pas encore ce que c’est “la littérature”. Je ne comprends pas encore ce que c’est que les mots. A force d’interviews, on apprend à broder des discours, à se gonfler le poitrail pour balancer les plus beaux mots possibles. Mais, en vrai, je crois que chacune et chacun improvise. Il y a une réalité plus forte que les beaux discours :  quand on se retrouve devant l’écran ou la feuille. C’est une réalité très terre à terre, une réalité de métier, parce que c’est un métier, juste un métier, pas plus pas moins, et un métier pour lequel il n’y a pas vraiment de formation.  Alors je fais comme je peux, je bricole. Et quelque part, j’imagine que tout le monde bricole.  Personnellement, je manipule un truc que j’espère explosif et dont je ne connais pas le mode d'emploi. Et dans le fond, je suis pas sûr de vouloir le connaître. Juste le travailler, encore et encore, en espérant que ça explose au bon endroit.

Entretien conduit par Marie Grée

photo © Marie Grée pour HORSCHAMP

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