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Julia Kerninon

" Comme la mère est définie par son dévouement, l’idée qu’elle utilise son corps pour son propre intérêt est éminemment dérangeant."

Julia Kerninon raconte des histoires d’amour et de départ : elle brosse de sa plume précise et délicate le portrait de femmes sur le fil de l’insaisissable, toujours plus libres et fascinantes, jusqu’à la dernière née, Liv Maria, qu’on serait tenté d’appeler “Leave Maria”. De l’anglais, Julia Kerninon est d’ailleurs traductrice, et s’est toujours sentie proche des écrivains américains, mais aussi et surtout de Dalva, l’héroïne de Jim Harrison, qui lui a fait découvrir le genre de femmes qu’elle pouvait s’autoriser à être – intelligente, puissante, drôle, belle, faillible. Autant de facettes qu’elle décrit à son tour dans sa galerie de portraits, et qui rappellent sans cesse au lecteur que l’infinie subtilité féminine recèle toujours une part d’opacité. 

Quelle a été votre rencontre avec la littérature ?

Mes deux parents lisaient beaucoup, surtout ma mère, donc la lecture a toujours été une activité très importante, et le livre est devenu rapidement objet de désir. J’aimais tout dans le livre : son volume facile à transporter, le fait que ce soit une activité solitaire. Parfois, je me demande si je ne suis pas devenue écrivain avant tout parce que j’aimais être seule.

Vous avez commencé à écrire assez tôt ?

Oui, l’écriture est venue en même temps que la lecture. J’appartiens à une famille d’instituteurs, donc je pense qu’il y avait un accent particulier mis sur le fait d’apprendre à lire, et tant qu’à faire à écrire aussi. Je n’ai pas de souvenirs où je ne suis pas en train de faire ces deux choses-là. Apprendre à écrire, c’est apprendre la graphie, qu’on peut ensuite détourner pour atteindre la littérature. Beaucoup d’enfants écrivent des histoires, la plupart finissent par passer à autre chose, mais d’autres monomaniaques comme moi continuent et se retrouvent dans l’état dans lequel je suis. D’ailleurs, ça a indéniablement été encouragé par ma famille. Ma mère m’a donné sa machine à écrire : c’était pratique, tout allait plus vite.

Vous vous souvenez de vous écrivant à la main ?

Pas beaucoup. Je me souviens que j’écrivais mal à la main, je trouvais ça fatigant, je n’arrivais pas à me relire. Bien sûr, je l’ai fait un peu, j’ai aimé me raconter l’histoire du « je suis à mon bureau avec ma belle plume », mais ça n’allait pas assez vite pour moi.

Chaque écrivain a un rapport particulier au médium qu’il choisit d’utiliser : moi c’est le clavier et Word. J’aurais du mal à travailler sans ce système de copier-coller, rechercher/remplacer. Mais j’ai lu des interviews passionnantes de Ted Hughes qui craignait beaucoup l’arrivée des ordinateurs. Il avait peur que ce soit la fin des brouillons, que sa pensée ne puisse pas suivre les touches et les voyait comme une menace pour l’essence même de la poésie.

« Il n’y a pas d’études définies pour devenir écrivain, donc j’ai dû chercher et inventer mon chemin »

Justement sur la méthodologie de travail, vous dites : « Je travaille avec un document source généralement très vaste, qui contient une multitude d’unités plus petites (paragraphes, chapitres, phrases, répliques) et je dois les assembler les unes aux autres pour composer le livre. »

 

Je commence à penser à un livre souvent des années avant de l’attaquer. Donc je crée un premier document, le document source, dans lequel je balance idées, extraits d’articles, citations, comme une sorte de chantier. Ensuite je me mets sérieusement à l’écriture, en commençant par de petites unités, qui grossissent. Des phrases, des paragraphes, des pages. Au bout d’un moment, quand ce document approche les 200 pages, je commence à comprendre ce que je suis en train de faire.

Débute alors un système de filtrage : je crée un deuxième document, dans lequel je ne fais passer que le meilleur du document source. Je me retrouve avec un nouveau document, qui fait 20 pages et non plus 200. Et puis je transvase, de l’un à l’autre, pour développer ce document 2 à partir de la veine que j’y ai trouvée et voir ce qui peut être rattrapé de mon document source. Je procède à cette opération des dizaines de fois, c’est vraiment un système de filtrage pour obtenir l’essence du livre vers lequel je tends. J’ai besoin d’un document dans lequel je patouille, et d’un document dans lequel je mets les choses au propre. Je passe beaucoup de temps à faire de la mise en page, notamment quand je relis, donc je bascule le texte en PDF pour me rendre compte de ce à quoi il ressemble, considérer l’équilibre des chapitres notamment, qui est capital.

 

Quand vous vous relisez, vous réécrivez ?

 

Oui ! Je réécris, je déplace, je surligne des passages dont je ne suis pas vraiment satisfaite, je réorganise. Parfois je remets tout en ordre chronologique pour me rendre compte du déroulé, puis je rebouleverse pour créer des tensions narratives. Je devrais être plus organisée. Si j’étais plus sérieuse d’emblée, je n’aurais pas besoin après de passer des plombes à réorganiser un document de 300 pages.

Je bosse quand les enfants sont couchés, le dimanche soir, le lundi soir, le mardi soir parce que je préfère travailler la nuit, quand personne n’a besoin de moi. Sur ces trois jours, je corrige un peu, j’intègre des trucs qui se trouvent dans le document source et qui semblent trouver leur place. Sur ces trois jours-là, si je suis en forme, je peux pondre quelque chose comme 5000 mots… Lorsque je m’y tiens, ça va vite. Cela dit évidemment sur ces 5000 mots, j’en enlève 3000. En tout cas, ça avance ! Ça permet aussi un temps de jachère dans la semaine. Tous les écrivains parlent de ce besoin de laisser un peu de temps pour re-remplir le puits. Bout à bout, je travaille trois fois cinq heures par semaine. Le reste du temps, j’écris, mais pas de la fiction.

 

La question de la méthodologie du travail d’écriture vous passionne, donc. C’est quelque chose dont on parle assez peu parce ça relève beaucoup de la légende de l’écrivain.

 

Je m’y suis intéressée d’abord pour des visées très personnelles. Grandissant en voulant devenir écrivain, j’étais obsédée par la légende des écrivains, puis je l’ai dépassée et j’ai commencé à me dire « mais comment fait ça ? Il doit bien avoir une explication, des outils. Pourquoi ce que j’écris est aussi nul, alors que Jim Harrison, muni du même alphabet, fait merveille ? » Pour savoir comment telle œuvre était constituée, il fallait donc sortir du plaisir de lire et comprendre comment l’auteur avait séquencé son texte, par exemple. Quand vous refermez d’un livre, vous n’êtes pas toujours capable de vous rendre compte de la part de dialogue versus la part de description, par exemple – et pourtant, cette répartition a indiscutablement eu un impact sur votre réception du texte et le fait que vous l’ayez apprécié ou non. J’ai essayé d’examiner les choses d’un peu plus près, et à réfléchir à ce que j’aimais et ce que je n’aimais pas dans les livres… Mon intérêt pour la méthodologie de travail des écrivains a donc d’abord été conduit par ces questions : comment font-ils ? En combien de temps ?

 

Or qui pouvait répondre à mes questions, si ce n’était les écrivains ? C’est comme ça que j’ai choisi les interviews de The Paris Review comme corpus de recherche pour mon doctorat. Dans ces entretiens, même si bien sûr, les écrivains mentent pour façonner leur image d’auteur, ils évoquent aussi tous des choses comme la jachère, le rythme régulier, ne pas signer un contrat avant d’avoir fini le texte, varier la forme, aller au bout de toutes les hypothèses… Je fais un truc parfois, je remets en question la forme de mon texte, je me demande « est-ce que ce ne serait pas mieux au passé composé ? » Je bascule tout au passé composé, ou bien à la deuxième personne du singulier. Je vais au bout de chaque option pour trouver laquelle serait la meilleure… Parce qu’on voit bien que le rendu d’un texte dépend de cela.

 

Au moment de mes études, je me posais aussi des questions d’orientation : Les écrivains font-ils des études de littérature ? ou bien faut-il être plombier, garder les mains dans le cambouis ? Faut-il échanger avec d’autres écrivains ou pas du tout ? Comment traverse-t-on une vie en étant écrivain ? Au début, on a l’impression que la publication sera le Graal, mais on ignore encore qu’une fois publié le premier livre, on basculera pour toujours dans la vie d’après, qui pourra être faite de réussites mais d’échecs aussi. Et puis faire œuvre de fiction, encore et encore, année après année, n’est pas évident. Je me demandais comment être à la fois dans la vie tout en faisant ce travail-là… Il n’y a pas d’études définies pour devenir écrivain, donc j’ai dû chercher et inventer mon chemin.

«  J’aime les conversations denses, mais on ne retrouve pas toujours l’intensité de la littérature dans la vraie vie. En cela, le livre est très rassurant pour moi.  »

Confrontez-vous votre méthodologie de travail avec celle des auteurs étudiés dans votre thèse ? Cela a-t-il été galvanisant ou entravant dans l’écriture de vos propres romans ?

 

Non, c’est plutôt la méthodologie du doctorat qui a été compliquée. Elle va à l’inverse de l’écriture fictionnelle. Quand on écrit de la fiction, on doit être connecté à quelque chose de très personnel, et on est complètement libre. À l’inverse, un doctorat est, ou en tout cas, a été pour moi, une frustration permanente. Faire les deux à la fois a été soulageant et fatigant. En même temps, lire quelque chose qui a à voir avec l’art est ce qui me met dans les meilleures dispositions pour travailler, même quand ces gens ont des succès que je n’ai pas. Ça me rappelle qu’on peut faire ça de ces journées, et ça me réconforte.

 

Vous dites ne pas avoir confiance en les gens qui ne lisent pas.

 

Évidemment, c’est de la provocation. Mais c’est vrai que je ne suis pas d’une grande fluidité sociale. Les autres c’est l’incertain, l’imprévisible. Parfois la façon dont parlent les autres m'intéresse plus que ce dont ils parlent… J’aime les conversations denses, mais on ne retrouve pas toujours l’intensité de la littérature dans la vraie vie. En cela, le livre est très rassurant pour moi. Quand j’ouvre un livre, je sais qu’il a été validé, corrigé, jugé digne d’être publié…

 

Le style s’impose en fonction du roman.

 

J’ai vu ça dans un bouquin de Clément Bénech avec qui je fais une rencontre dans quelques jours. Il cite Flaubert : « Chaque œuvre porte en elle sa forme qu’il s’agit de trouver. » J’aime varier les formes : le roman est un genre très large, qui peut faire 50 pages comme 1200. Ulysse est un roman, mais Les Rougon-Macquart aussi. On se rend alors compte de l’immensité des possibles : une œuvre se définit par les contraintes qu’on lui impose.

 

Donc la forme est en réalité un problème colossal à penser tout au long de l’écriture. La taille du texte par exemple : on ne travaille pas de la même manière un texte court ou un texte long. S’il est court, il doit être parfait. S’il est long, il est important d’avoir des passages moins bons que les autres, pour produire un paysage contrasté. Ça change la texture du texte qu’on produit. Il y a aussi la découpe du texte qu’on produit. Ces questions semblent très arides mais elles sont essentielles pour la façon dont le texte va être reçu : le rythme auquel on va le lire, où on cornera les pages. Pour moi, la littérature est d’abord une histoire de forme et non pas de fond. Le fond, c’est la réalité. Mon petit garçon par exemple ne fait pas la différence entre écrire, c’est-à-dire posséder la graphie et ce que je fais. Il me dit « en CP, je vais écrire des livres, comme toi. »

 

Lorsque vous écrivez, vous vous surprenez.

 

Je précise que ce n’est pas la qualité de ce que je fais qui me surprend. Je veux dire par là que quand on écrit une phrase, on ne connaît pas nécessairement sa fin. Souvent, j’écris de gros blocs que je retaille après – parce que les gens n’aiment pas les phrases trop longues. Si je me demande si chaque mot est le bon, je n’arrive jamais à planer. J’ai besoin d’arriver à un stade d’assiettes chinoises pour que ce soit intéressant. Donc j’écris ce bloc, des choses bien, des choses moins bien. Et il y a toujours des surprises : parfois je commence une phrase, et le mot qui la conclut me fait me dire « ah ouais ?! C’est ça que je voulais dire ? ». Parfois aussi j’emploie un mot qui est un tout petit peu philosophique, ou bien qui modifie totalement ce qui va se passer dans mon récit.

 

S’il n’y a pas de surprise, c’est totalement inintéressant de faire ce métier. Ce que j’aime, même si j’ai mis du temps à le comprendre, c’est le risque, l’incertitude. Et puis j’aime bien le fait que ça nécessite des compétences antagonistes. Il faut à la fois s’accorder toute liberté, et être en même temps très discipliné. Être à la fois très orgueilleux pour oser le faire, et très humble pour accepter les corrections… J’aime bien cette bipolarité. 

« Moi, je voulais peindre une femme avec un secret qui n’appartient qu’à elle, quelque chose de sa vie privée qui entre en concurrence avec sa vie de famille. Un secret qui rappelle qu’elle n’est pas qu’une mère. »

Donc vous portez vos textes, vos histoires, vos personnages pendant très longtemps avant de les écrire - comme Liv Maria par exemple, portée en vous pendant plus de dix ans -, tout en vous laissant surprendre au moment de la rédaction ?

 

La meilleure façon d’expliquer cela est peut-être avec l’interview de Faulkner à propos du Bruit et la fureur. Il explique que ce livre est né de l’image obsédante, certainement imaginée d’ailleurs, d’une petite fille en train de grimper dans un arbre, et qui porte une tache sur le dessous de la culotte. Faulkner ne précise pas par quoi cette culotte est tachée : de la boue ? du sang ? On peut comprendre pourquoi cette image est obsédante et on peut construire une histoire à partir de ça.

 

C’est quelque chose de cet ordre-là qui se joue chez moi. Ce que j’avais en tête pour Liv Maria, c’était le portrait d’une mère transgressive qui avait abandonné sa famille. Théoriquement quand on est mère, on n’a pas le droit de faire ça. C’est interdit, surtout quand les enfants sont petits, surtout si ça se passe bien avec son mari. Moi, je voulais peindre une femme avec un secret qui n’appartient qu’à elle, quelque chose de sa vie privée qui entre en concurrence avec sa vie de famille. Un secret qui rappelle qu’elle n’est pas qu’une mère.

 

Il y a comme un effacement de l’identité personnelle des femmes dans la vie de famille. On est la maman, donc les enfants passent au premier plan. Évidemment. Mais dans les faits, on ne peut pas effacer tout ce qui s’est passé, on ne peut pas étouffer tout ce qu’il y a à l’intérieur de nous. Liv Maria a fait quelque chose dans sa jeunesse qui semblait à l’époque assez innocent, et qui dans son nouveau contexte de famille est une catastrophe. Le départ est sa seule possibilité pour protéger sa famille de ce secret qui les rendrait tous profondément malheureux. Mais au début, je pensais qu’elle quitterait l’Europe pour aller s’enfermer dans une chambre d’hôtel en Alaska, raconter son histoire et se suicider après. Finalement l’histoire est devenue complètement autre chose.

 

Mes histoires partent souvent de toutes petites émotions que je tire ou que je fantasme aussi : l’envie de partir est probablement communément répandue, et moi j’en fais tout un roman.

 

Justement les femmes. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur celles que vous peignez, et une chose les englobe toutes, c’est leur insaisissabilité. « Au lit, elle était irrégulière. », vous écrivez dans Le Dernier amour d’Attila Kiss, et puis il y a ce dialogue qui clôt Liv Maria. « – Liv Maria, vous la connaissez ? – Je ne sais pas, c’était ma femme. »

 

Je pense que j’ai compris des trucs sur ce que je voulais faire en littérature quand j’ai écrit Buvard. J’avais 25 ans, je vivais à Budapest, j’avais publié deux romans jeunesse mais ma position d’écrivain était encore très instable. Ce livre était une déclaration d’intention à beaucoup d’égards. À l’époque, ce personnage de Caroline Spacek ne me ressemblait en rien. Elle était ce que je voulais être. J’étais une jeune femme terrorisée, qui n’avait connu aucun succès dans sa vie, dans aucun domaine. D’un coup, je racontais l’histoire de cette femme beaucoup plus audacieuse, dure et impitoyable que je ne l’étais. Caroline était l’horizon que je me souhaitais.

 

Je dis toujours que Dalva de Jim Harrison a été le premier personnage de femme auquel j’ai voulu ressembler. Je me suis dit « ok donc c’est possible d’être une femme intelligente, puissante, drôle, belle, faillible. Voilà une femme selon mes rêves ! » C’était délicieux de se rendre compte qu’on pouvait s’autoriser à être ça. Avec Buvard, j’ai compris que je voulais raconter des histoires de femmes, repeupler la littérature de femmes, comme les gens qui replantent des arbres dans les endroits désertiques – franchement je vois ça comme ça. 

 

Je pense que les femmes ont été, et sont toujours, sous-estimées. Quand un homme voit deux femmes parler ensemble, il se dit qu’elles parlent forcément de choses pas intéressantes. C’est ce qu’ils nous font faire au cinéma, mais ce n’est évidemment pas ce qu’on fait dans la vraie vie. Quand je fais des rencontres en librairie, il y a essentiellement des femmes de plus de cinquante ans dont les maris les ont probablement regardées partir à la rencontre entre se disant « elle va encore aller papoter avec ses copines. » Or ces rencontres sont des rassemblements de femmes qui échangent des informations, et c’est ce qui fait tenir la société: elles font du lien et elles parlent de littérature. Elles ne sont pas en train de bavasser. C’est très sérieux.

 

 Il y a en effet quelque chose de l’ordre de la défiance chez mes personnages de femmes, parce que je pense aussi que les hommes ont tendance à penser qu’ils nous contiennent. Hier encore j’étais au restau avec mes deux meilleures copines, et franchement, ils n’ont certainement pas le début d’une idée de ce qu’on bricole entre nous. D’ailleurs l’expression « ma femme », qui revient à dire « je possède cet exemplaire de la nature humaine féminine » m’a toujours beaucoup choquée. Tu n’as pas capturé une girafe, tu as éventuellement signé un contrat avec un autre être humain, et on sait bien qu’on le fait la plupart du temps pour les impôts. Fin de l’histoire. Donc finir Liv Maria de cette manière, c’était remettre les choses à leur place.

 

Cela dit, ça marche dans les deux sens, évidemment. Je ne crois pas que le couple signifie « fin de la transparence ». Même si on est marié avec quelqu’un, on continue de le rencontrer. Une part de ce qu’on a en nous est complètement indicible. Il y a peut-être trop d’orgueil dans l’idée de penser qu’on connaît les gens.

« Je veux qu’on me raconte des histoires. Je me demande comment les gens s’aiment, se désaiment, changent de regard sur ce qu’ils ont vécu avant »

C’est une question assez centrale dans tous vos romans, celle du secret, de l’indicible.

 

 J’ai l’impression que la plupart des gens ont plus de plaisir à être avec les autres que moi. Indiscutablement, je suis solitaire et je mets autant d’espace que possible entre l’extérieur et moi. Ça ne se voit trop parce que je suis plutôt volubile, mais il m’arrive aussi de ne pas savoir comment gérer avec les autres. Je n’écris pas de romans à clé, mais ma fiction trahit forcément mes obsessions et certaines choses dont je n’ai pas toujours conscience. Je suis une mère de famille en province, et je fais tous les trucs qu’on attend de la mère de famille. Je range, je fais des gâteaux, je parle avec d’autres mamans au parc. Mais mon travail consiste à créer un truc qui n’existe pas, la fiction. Donc à beaucoup d’égards, ça me maintient en dehors de la vie. Je suis dans ma tanière, je bricole mes trucs et c’est peut-être ce qui rejaillit dans ma fiction, où chacune de mes héroïnes a son petit truc à elle, qui n’appartient qu’à elle.

 

Vous aimez les héroïnes et vous aimez les femmes. Vous écrivez « J’écris des livres dont les héroïnes sont des femmes puissantes, courageuses, intelligentes, autonomes, pleines de vitalité, avec une intériorité. » Diriez-vous qu’à partir du moment où l’on peint des femmes fortes, l’intention est forcément féministe ? 

 

Évidemment ça m’intéresse. Le féminisme a explosé ces dernières années, et beaucoup de jeunes femmes, s’en saisissent de manière très politiques, énergiques, et font des choses – dont certaines m’étonnent, d’ailleurs.

 

Il y a un épisode du podcast de Victoire Tuaillon dans lequel elle dit que tant qu’il ne sera pas possible de faire une répartition des tâches 50/50, elle refuse de vivre avec un homme. Je suis d’accord avec elle sur le constat : je vis depuis 10 ans avec un homme, et nous ne parvenons pas à atteindre l’équilibre. Je trouve très fort de la part de Tuaillon de se tenir à ça. Mais moi, j’élève deux enfants avec cet homme, donc cesser de vivre avec lui n’est pas vraiment une option, il faut que je gère les problèmes différemment. 

 

En revanche, depuis Le Dernier amour d’Attila Kiss, j’ai décidé de ne pas jouer contre mon camp. Ce texte, dans la première version, n’était pas du tout ce qu’il est aujourd’hui. Je jouais beaucoup au début avec le fait de me glisser dans la peau d’un homme un peu macho. Et dans cette première version, il disait des horreurs sur Theodora, des trucs méprisants – elle, la petite fille riche et gâtée, lui la voix de la sagesse et de la dignité de la pauvreté. Mais quand j’ai commencé à le retravailler quelques années plus tard, j’étais plus du tout d’accord pour écrire un livre dans lequel un homme parle aussi mal d’une femme. Il a fallu réorganiser toutes les tensions du roman, parce que cette hostilité était un des fils directeurs.

 

Dans Liv Maria, il y a cette scène de viol au début du texte dont il n’est plus jamais question ensuite. Un jour en rencontre un vieux monsieur m’a demandé « Pourquoi avez-vous mis ça alors que ça n’a pas d’incidence sur la suite du récit ? » Eh bien parce que ça n’a pas de conséquences, dans la vraie vie. L’écrasante majorité des femmes ont été agressées dans leur vie, et elles continuent de vivre. C’est ce qu’écrit Despentes dans King Kong Théorie : on voudrait penser qu’une victime de viol est marquée pour toujours du sceau de la blessure, mais la vérité c’est que c’est presque celles à qui ça n’est pas arrivé qui sont remarquables. Donc le véritable réalisme, c’était de placer cet événement dans la vie de mon héroïne sans que ça ait de conséquences pour la suite, parce que dans les faits, c’est bien comme ça que ça se passe.

 

C’est quand même suite à cet épisode que la mère de Liv Maria l’envoie à Berlin.

 

Oui bien sûr, mais ça n’a pas de conséquences sur son rapport à la dangerosité du monde. Et on peut lire entre les lignes que si sa mère réagit aussi violemment pour la protéger, c’est peut-être que ça lui est aussi arrivé à elle, ce qui est une autre réalité.

 

Vous vous dites curieuse et que “l’amour est la forme la plus haute de la curiosité” dans Attila Kiss.

 

On me reproche souvent de monologuer plus que d’être dans l’échange, mais les questions que je me pose me paraissent toujours trop intrusives, donc je les garde pour moi. Je suis très curieuse de savoir comment les gens vivent, comment fonctionnent les couples, comment ils aiment leurs enfants, je voudrais me transporter dans leur jeunesse… L’organisation de la vie des gens m’intéresse. Après tout, j’ai fait un doctorat sur la vie des écrivains, pas sur une œuvre. Et je lis Voici, Closer et Public tous les samedis matin, en dépit du fait que je ne connais pas une seule des personnes citées vu que je n’ai pas la télé. Mais c’est du récit. Dans le fond, je pense que c’est intéressant comme l’autobiographie d’Alice B. Toklas par Gertrude Stein qui décrit tout le Paris artistique du début du vingtième. Je veux qu’on me raconte des histoires. Je me demande comment les gens s’aiment, se désaiment, changent de regard sur ce qu’ils ont vécu avant.

 

Toute notre enfance, on nous a seriné que la curiosité était un vilain défaut, et en même temps on a tous appris le contraire quand on a commencé à rédiger des CV : là soudain c’est devenu un truc positif, qu’il fallait mettre en avant. Je pense que la curiosité est une bonne énergie. Dans Le Dernier Amour d’Attila Kiss, je voulais raconter une histoire d’amour banale, mais minutieusement, les petits détails du début d’une histoire d’amour. Comment s’enclenche une histoire ? Comment les gens s’apprivoisent ? On a tous connu ce moment où on explore la maison de celui ou celle chez qui on a dormi, comme le fait Theodora chez Attila. L’amour, c’est aussi regarder l’autre avec curiosité : qui est-il ? Quelles sont ses habitudes ? Peut-être que le secret d’une relation durable réside là : être curieux de l’autre mais de façon animale, pas intellectuelle. Avoir envie de le dévorer.

 

Cette phrase fait partie de celles qui m’ont prise par surprise. Je me souviens du moment où elle m’est venue : c’était à la fin de ma thèse, une période compliquée. On vivait à Berlin avec mon mari, je devais rédiger ma thèse et finir ce roman, j’étais très anxieuse, et un soir cette phrase est apparue sous mes doigts et m’a rappelée pourquoi je faisais ça, écrire des livres.

« Ce qui m’intéresse, c’est parler à partir du passé, ce moment où mon livre est suffisamment gros pour me dire « je ne savais pas ce qui allait se passer. » J’essaie d’obtenir un effet de prescience qui nécessite forcément du temps long. »

Justement sur la géographie. Vous transportez le lecteur à Berlin, Rome, Amsterdam, Budapest, en Irlande, en Bretagne, en Grande-Bretagne.

 

Mes parents lisaient presque uniquement de la littérature anglo-saxonne, donc c’est aussi ce que j’ai lu. Je n’arrivais pas à associer un décor français à la littérature. De la même manière, je pensais que mon nom ne serait jamais celui d’un écrivain. Je pensais qu’il fallait s’appeler James Harris pour écrire. Ça tient aussi au fait que mes parents nous emmenaient beaucoup en Angleterre, mais on connaissait peu la France. J’ai commencé à comprendre le pays dans lequel je vivais en faisant des tournées littéraires. Et puis, j’ai toujours été attirée par l’étranger en plus d’appartenir à la génération Erasmus, donc j’ai beaucoup bougé. Lorsque j’ai commencé à écrire de la fiction, j’avais assez peu de décors à ma portée.

 

La temporalité de vos textes est à chaque fois singulière : vous englobez une existence, une vie, à travers tout ce qu’elle a été, ou bien par le prisme d’une relation, comme dans Ma Dévotion. En tout cas, c’est souvent du temps long.  

 

En effet, je peins toujours autour de 40 ans de vie. C’est mon chiffre. Caroline Spacek a 40 ans quand elle part. L’histoire de Liv Maria se termine autour de ses 40 ans.

 

Un de mes textes préférés au monde, c’est un recueil de poésies de Ted Hughes intitulé Birthday letters dans lequel il s’exprime sur son mariage et cristallise quelque chose, de l’ordre du « suspense dans la nostalgie ». Il écrit beaucoup de phrases comme « Je te revois là, si petite et si ignorante du futur qui nous attendait. » C’est une de mes émotions préférées, pourtant elle est aussi très fréquente. Dès qu’on rencontre quelqu’un destiné à devenir un ami, un amour, un collègue, on a une première image de cette personne. Ce qui m’intéresse, c’est parler à partir du passé, ce moment où mon livre est suffisamment gros pour me dire « je ne savais pas ce qui allait se passer. » J’essaie d’obtenir un effet de prescience qui nécessite forcément du temps long.

 

Ce qui m’intéresse aussi c’est la façon dont les émotions de quelqu’un changent. On pensait immuables certaines choses en nous, alors que finalement tout bouge. D’autres ne nous apparaissaient pas saillantes, et c’est celles qui restent. On se trompe sur qui on est, mais ce n’est pas grave.

 

Vous peignez justement souvent les moments de bilan et de « remise à zéro » de vos personnages. Comme dans Le Dernier Amour d’Attila Kiss, ou dans Liv Maria, dont le moment le plus fort est celui où elle prend conscience qu’elle doit partir.

 

Je serais assez d’accord avec l’idée du « métier de vivre ». Ça prend du temps de traiter nos émotions. Évidemment, parfois c’est important d’être capable de les ignorer, mais prendre en charge nos émotions, ne pas les prendre à la légère est fondamental… On vit tous des moments de remise en question, où il faut réembrayer, donc ce sont des moments qui nécessitent de la réflexion. J’aime bien montrer mes personnages dans cet état.

 

Et puis je crois aussi beaucoup à l’importance de la solitude : mes personnages sont dans leur vérité quand ils sont seuls. La solitude consiste à voir plus clairement qui on est : on ne peut plus se cacher derrière un contexte.  

 

Il y a quelque chose de l’ordre du questionnement sur l’identité dans vos romans. Pas au sens de la quête identitaire, mais au sens de la façon dont on fait somme avec toutes nos vies, tout ce qu’on a vécu, traversé.

 

Il y a ça, évidemment, et puis il y a aussi la question « comment ne pas se sentir étranger à soi-même ? » On est bien moins cohérent que ce qu’on voudrait. On est complexe, multiple, changeant. C’est ce que j’ai envie d’examiner. En effet mes personnages ne sont pas en quête identitaire, mais ils essaient de comprendre qui ils sont. La mémoire en est aussi un vecteur.  

 

Cette mémoire, c’est aussi le corps qui la porte. Vous abordez ce sujet dans votre dernier essai Toucher la terre ferme, mais on le retrouve dans Liv Maria. « La nuit, quand Flynn lui faisait l’amour dans le silence du sommeil de leurs enfants, elle ne parvenait pas à se dégager de cette vision de son propre corps comme un territoire déchiré entre plusieurs nations, avec la cicatrice de son opération, les traces de feutres des petits sur ses doigts, les marques de brûlures de la cuisine. Et dans tout ça, moi. »

 

Ce passage, exceptionnellement, est très inspiré de ma réalité. Je suis une intellectuelle et une grande feignasse, donc le corps pour moi c’est d’abord un problème : il est vulnérable, il peut être une source de souffrance, et à minima il me ralentit, parce qu’il faut le nourrir et le faire dormir.

 

Mais il y a aussi le corps qui accouche, le corps qui post-partum, le corps qui choppe les maladies des enfants, le corps escaladé par les enfants. Au plus fort de la vie de mère, réussir à se réapproprier ce corps comme un corps sexuel, qui n’est plus utile mais dépensé de façon sanctuaire, c’est une histoire intéressante à raconter. Mais elle est taboue. Comme la mère est définie par son dévouement, l’idée qu’elle utilise son corps pour son propre intérêt est éminemment dérangeant.

 

J’écris peu sur le sexe. Je pense que je considère que ça doit rester intime. Dans Attila Kiss, la phrase que vous citiez plus haut « Au lit, elle était irrégulière. » est insérée dans un passage très érotique. Mais je ne peux même pas visualiser la scène, et elle ne correspond à aucune expérience que j’aurais eue. J’ai juste mis côte à côte des mots qui sonnaient bien ensemble. « Elle était impériale, liquide », qu’est-ce que ça veut dire ? Mais quand on lit la phrase, c’est sexuel. Ça convoque des images sexuelles.

« La pratique de la littérature est une énorme déclaration d’indépendance »

« Le contraire d’oublier, ce n’est pas se souvenir, c’est apprendre. » est-ce que vous apprenez en écrivant des livres ?

 

Oui bien sûr, c’est un truc merveilleux des métiers de création. Pierre-Michel Menger dit que le travail artistique est un des rares métiers qui est aussi une éducation. J’apprends en écrivant sur la vie, en écrivant sur l’écriture. Mais c’est sûr que cette phrase fait l’effet d’une punchline. J’ai fait de la poésie à une époque à travers le slam. La poésie est une attention particulière aux mots : j’ai passé des heures à regarder des mots les uns à côté des autres, juste pour le plaisir.

 

Dans Toucher la terre ferme, on peut voir se dessiner une sorte de filiation entre porter un enfant et porter un texte.

 

Je ne crois pas que c’était intentionnel. Cela dit, au début du texte, j’ai failli l’introduire par cette citation latine « Soit des enfants, soit des livres » Je me suis dit qu’on pouvait avoir les deux. Il y a forcément un lien entre les enfants et les livres, et en même temps, rien ne pourrait être aussi antagonique. L’écriture de fiction est un endroit où presque rien arrive sans que je le désire. Mes enfants sont l’exact inverse : l’incontrôlable, l’indécidable, l’instructurable. Je pense que ce que j’ai essayé de faire dans Toucher la terre ferme, c’est prendre un peu de recul, comprendre ce qui m’arrivait et comment s’articulaient ces deux choses si différentes.

 

Depuis que j’ai eu des enfants, je n’ai pas cessé d’écrire des livres avant, pendant, après, et c’est la vie dont je rêvais. Il y a aussi quelque chose à raconter là-dessus. Écrire des livres et en lire est ce qui m’a sauvé de la maternité, ce qui m’a rappelé que j’étais un être humain. La maternité me ramenait à quelque chose de très animal : on est dévoré, fatigué, défiguré par la grossesse. Il faut du courage pour regarder son corps post-partum. Mais les livres me rappelaient que j’étais aussi un esprit. C’est peut-être ça que je veux raconter : comment la littérature ne s’oppose pas à la vie, comment elle vient la seconder, et comment le fait d’avoir eu des enfants n’a fait que renforcer cette envie. Finalement la pratique de la littérature est une énorme déclaration d’indépendance. Les livres m’emportent en tournée, sans quoi je resterais à la maison à faire des tartes aux pommes.

 

Vos personnages font justement souvent des tartes aux pommes.

 

Oui ! J’adore déjà cette expression, c’est un groupe de mots que je trouve super. On a tous des mots préférés, moi c’est « tarte aux pommes », il m’émeut toujours. C’est un plat simple, de pauvre, et qui ne veut rien dire en plus, parce qu’il y a 1000 recettes de tartes aux pommes. Il y a peu de choses aussi réconfortantes que ça. Quand j’utilise ce mot, c’est ce que je rassemble à cet endroit-là. Ça occupe aussi. Je crois beaucoup à ça. Dans les moments de désespoir, la cuisine occupe et concentre sur autre chose. Certains, très intelligents, font du yoga, moi je fais de la pâtisserie.

 

Vous vous sentez plus proche des peintres que des écrivains.

 

J’ai lu beaucoup de biographies d’écrivains, et plus j’avance, plus je vais voir des expos… Les peintres plutôt modernes, les plasticiens, les performeurs me touchent particulièrement. Mais je n’arrive toujours pas à mettre le doigt sur ce qui me parle exactement là-dedans…

 

J’ai l’impression que nous, les écrivains, on est rarement très calés sur un autre domaine que la littérature. Alors que les peintres américains qui m’intéressent sont de grands lecteurs. Et puis la peinture est très physique, donc les peintres sont davantage à la frontière entre l’intellectuel et l’artisan. Ils ont un problème d’achat de matériaux qu’on n’a pas… Ils sont plus reliés à la réalité parce qu’ils font quelque chose de concret.

Le livre que j’écris en ce moment est un livre sur la cuisine, chose que j’avais envie de faire depuis longtemps. Je raconte l’histoire d’une cuisinière italienne à Rome. À travers la cuisine, je voulais parler du travail et de tous ces gestes à accomplir, de comment la cuisine est un art et fait en même temps partie des choses quotidiennes, mais aussi comment la cuisine est ce qui nous sépare des animaux parce qu’aucun animal ne cuisine. Bref. J’ai presque fini le texte, mais il ne parle finalement pas plus de cuisine que d’art contemporain.

 

J’ai vécu comme une épiphanie cette année quand j’ai enfin compris ce qu’était la performance. Vue de loin, tous ces gens qui font des performances, Maria Abramović qui s’entraîne à ne pas pisser en restant assise sur une chaise, Gina Pane qui se blesse, bon, il y a une boomeuse en moi qui se dit « Ah ouais donc y’en a qui ont du temps à perdre… ». Et en fait, c’est en lisant la bio d’Abramović que j’ai compris. Dans la performance, les artistes mettent en scène des émotions qui nous effraient dans la vie réelle, les jouent pour nous et se mettent en danger. C’est incroyablement profond et nécessaire.

 

La première performance de Yoko Ono au Japon est intéressante : elle s’agenouille sur scène, elle porte ses plus beaux vêtements et a des ciseaux (elle est plutôt pauvre à l’époque donc ça représente quelque chose pour elle). Les gens de l’audience sont invités à venir découper ce qu’ils veulent. Ils viennent, découpent un bout, puis un autre. Personne ne peut savoir ce qui va se passer. Elle dit que la pièce se remplit d’une tension extrêmement inquiétante. Évidemment ça dérape doucement. Elle craint qu’on la tue. Moi ça m’inspire sur ce qu’on peut faire en littérature. Quand je pense à des pièces conceptuelles, j’arrive à un endroit plus intéressant que quand je pense juste la prose. Je ne crois pas y parvenir encore mais c’est ce que je voudrais faire, la direction vers laquelle je tends.

 

Quel conseil vous donneriez à un jeune auteur ?

 

Je travaille comme lectrice de manuscrits, donc je lis beaucoup de textes et c’est parfois moi qui dois écrire le mail de refus, et les gens se braquent presque systématiquement. Ils n’envisagent souvent aucune autre réaction que l’enthousiasme. Ce n’est pas par excès d’orgueil, mais ils n’en reviennent tellement pas d’avoir écrit ça que l’étape d’après, la critique, est totalement insurmontable. Je connais cette émotion parce qu’elle a été la mienne quand j’étais plus jeune. Oui, il va falloir encaisser beaucoup de critiques parce que c’est seulement la critique qui permet d’avancer. Là, généralement, on me répond « Et Arthur Rimbaud alors ? » D’accord, mais on ne peut pas fonder une stratégie de vie sur une exception aussi colossale qu’a été la carrière d’Arthur Rimbaud.

 

Ce que je dis vaut aussi pour un écrivain publié : j’aime mon éditrice, on travaille très bien ensemble depuis 10 ans, mais notre relation n’est pas faite de félicitations. Elle est crue, rude, et c’est ce que j’aime chez elle. Pas de livre sans critique.

 

En plus, la critique ne cesse de s’accentuer : d’abord celle de nos proches, puis celle des éditeurs, et puis celle des lecteurs et des journalistes. Je me souviens d’une feuille de Beigbeder sur Attila Kiss, une demi-page dans le Figaro Littéraire qui commençait par « Kerninon rime avec déception ». Quand on ouvre le journal et qu’on voit son nom comme ça, c’est très humiliant. Mais il faut y survivre.

Entretien conduit par Marie Grée

photo © Ed Alcock 2020

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