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Jean-Noël Orengo

"En me mettant en danger, j’ai réussi à détruire mon surmoi littéraire"

Jean-Noël Orengo ne manque jamais une occasion d’être libre : autant dans son style foisonnant et débordant sans cesse du cadre syntaxique que dans sa navigation inlassable entre réalité et fiction, entre histoire et littérature, entre Paris et Pattaya ou Bangkok, un personnage inventé côtoyant un acteur historique. « Rien ne m’empêche de m’approprier le monde ! ». 

L’auteur ne ménage pas son lecteur. Ambiguïtés politiques des pays occidentaux, univers nocturnes sordides ou violents, brutalité des rapports de domination, autant de motifs qui jalonnent son œuvre ambitieuse. Époustouflants par leur envergure littéraire et leur audace, ses romans constituent de véritables mondes, dont la verve enivre toujours plus le lecteur – la verve du vécu, peut-être. 

Racontez-nous votre rencontre avec la littérature.

 

J’ai d’abord lu essentiellement de l’histoire dans une encyclopédie illustrée qu’on avait chez mes parents. Elle se composait de plusieurs volumes, allait des origines aux années 1940 et était illustrée par des œuvres d’art. Le genre d’encyclopédie qu’on gagnait dans Télé 7 jours. 

Le premier roman que j’ai vraiment lu à 11-12 ans, c’est Dune de Frank Herbert. Plus tard, vers 15 ans, je me suis mis à lire beaucoup de poésie. Cocteau, Baudelaire, Nerval, Aragon… Toute la période romantique jusqu’aux surréalistes. 

Ça c’est la hiérarchie chronologique des lectures, mais j’ai depuis une autre hiérarchie liée au goût. Ce qui m’a marqué, c’est la littérature avant le XVIIe siècle : toute la période médiévale, les troubadours, Guillaume de Machaut, Rabelais, la Renaissance… Ce que j’aime dans ces textes, c’est la souplesse de la langue française : la possibilité de produire une syntaxe particulière, à l’oreille ou à l’humeur, sans que ce soit une faute d’écriture. Plutôt un jeu avec les règles. Et il y a aussi une vraie richesse de vocabulaire : des néologismes, la féminisation des termes ‒ une femme philosophe était une philosophesse, un homme, un philosophe – l’emprunt à d’autres langues… Une souplesse de la langue qui déborde sans cesse du cadre de la syntaxe. 

Le XVIIe siècle fige un peu les choses. Mais certains ont continué à jouer avec cette orthographe et cette syntaxe : le Marquis de Sade, par exemple, qui a été très important pour moi. Mais aussi Saint-Simon, Céline, Proust, Colette, Pierre Albert-Birot, et plus récemment Muriel Cerf, ou même Nelly Arcan. La poésie très souvent. Des auteurs dont la langue déborde sans cesse du cadre. 

 

Il y a donc une littérature qui reste dans le cadre, selon vous. 

Prenons le cas de Drieu la Rochelle, dont j’adore Le Feu Follet ou Histoires déplaisantes. Il dépeint dans les années 1920 les milieux de la drogue, etc. Il en fait de très beaux romans traditionnels. 

J’ai tendance à aimer les auteurs qui créent un cadre en dehors des attentes narratives ‒ c’est-à-dire un début, un milieu, une fin, une intrigue, une attention à ne pas égarer le lecteur ‒, lesquelles équivalent à une narration trop fonctionnaliste. Je suis plutôt séduit par l’idée de peindre une grande toile, une fresque narrative employant différentes techniques.

On y reviendra certainement, mais je crois qu’il ne s’agit pas seulement d’écrire avec son corps, mais aussi de faire du texte un corps. Ce qui serait pour moi de la « littérature organique ». Le texte est dans le fond un être vivant. Il y a le règne animal, végétal, minéral, et puis le règne de l’écrit, le règne scriptural. Idem pour un règne pictural. C’est presque une vision platonicienne. L’écriture préexiste à l’homme, comme les chiffres lui préexisteraient. La littérature pointe ça aussi : quel que soit son régime d’écriture, de la poésie à la prose, elle montre ce rapport aux signes. Plus on va vers ce qu’elle a d’organique, plus on touche quelque chose qui est de l’ordre de la vérité de la langue, de ce qu’elle est. 

 

À quand remonte votre premier souvenir d’écriture ? 

Je pense que c’était vers 12 ans, avec une tentative de biographie d’une trentaine de pages. Mais en termes d’écriture, je ne faisais que recopier ce que je lisais : je faisais des montages de phrases, de mots, de paragraphes pris à des historiens et cette encyclopédie dont je parlais. Je n’écrivais donc absolument pas, je réécrivais. C’était plutôt de l’ordre du collage finalement, et de la copie pure et simple. 

« Ce que j’ai vu et surtout vécu, c’est que l’altérité fonctionne dans les deux sens : nous sommes l’autre de l’autre. »

C’est drôle que ce premier élan d’écriture ait été une réécriture biographique parce que c’est quelque chose qu’on retrouve dans vos romans, avec la réécriture de vies de personnages ayant existé, je pense notamment au couple Malraux dans Les Jungles rouges. 

Oui, certainement. J’ai eu en effet une espèce de jouissance à réécrire cette vie – je ne me souviens vraiment plus de qui –, parce qu’en plus, j’écrivais à la main. Je prenais des phrases à gauche à droite, et les recopiais. Il fallait juste que je trouve des joints.  

J’ai recommencé à écrire plus tard, dans les années 90, autour de mes 18-19 ans, pour des revues de poésies et d’art contemporain, des catalogues... Je travaillais dans une galerie d’art contemporain. C’étaient des textes de critique ou des poèmes contemporains dans un style très répétitif, et très liés à ma lecture de Gertrude Stein, et ma découverte de la poésie sonore et visuelle, du groupe Fluxus aussi. J’étais influencé par beaucoup de choses différentes à cette époque, et ces influences entraient en conflit en moi. Je ne parvenais pas à les résoudre, et donc je n’arrivais pas à finir quoi que ce soit. Ils sont restés des fragments très abstraits. Il y avait des passages fictionnels, mais c’était surtout beaucoup de théorie. 

 

Vous parlez d’influences. Quelles étaient-elles ? 

D’un côté, c’étaient des influences très post-1970, post-textualistes, très Nouveau Roman en somme. Dans les années 1990, on relisait les années 1970. On sortait justement des années 1980, qui avaient été marquées par un retour à une littérature très romanesque. Ça a été pour moi un très bon apprentissage, mais il fallait aussi que j’en sorte. Et puis il y avait Fitzgerald, Hubert Selby Junior, Céline, Colette, les premiers échos de Kathy Acker en France, les sud-américains, Ezra Pound… Et la SF et le fantastique. Bref, ça venait de partout.

Par ailleurs, n’ayant pas fait d’études après le bac, j’avais un complexe d’infériorité. Alors, j’en rajoutais beaucoup dans l’abstraction, dans l’hyper intellectualisme. Du coup, je me coupais de l’expérience sensible qui était la mienne, ma vie, mes rencontres, etc. Ce n’est qu’en partant que j’ai pu résoudre ça. 

 

Racontez-moi justement votre découverte de l’Asie du Sud-Est.

Je ne sais pas bien pourquoi je suis parti dans le fond. J’avais toujours eu une fascination pour le Japon, et en particulier pour la modernité en Asie (en particulier l’Asie des mégalopoles). Je ne parle pas de la fascination ancienne pour l’Orient, le Bouddhisme etc. Dans mon cas et à cette période, c’était vraiment axé sur la modernité urbaine, et je pense que c’est assez lié à Blade Runner ! Tu vois ce type en train de manger des nouilles dans une ville gigantesque avec des néons partout. Le quartier des Arcades à Noisy-Le-Grand où je vivais enfant et adolescent semblait minuscule et triste en comparaison… J’ai aussi des souvenirs du  13e  arrondissement et ses idéogrammes ici et là… C’est là que j’habite aujourd’hui et j’adore mon arrondissement. Ce qui m’a marqué au fond, c’est l’arrivée dans mon école de filles du Cambodge et du Vietnam. Des enfants boat-people fin 1970, début 1980. Mais de tout ça, je me rends compte maintenant. Finalement, je ne suis pas parti au Japon, mais en Asie du Sud-Est en 2002. Ça a été un choc et d’une certaine manière, je n’en suis jamais revenu. Il y avait tout : la mégapole, la chaleur, une impression d’été permanent, la mousson, et des femmes partout. 

Mon expérience s’est nourrie de tout ça, et là-dessus s’est greffé un imaginaire. Il y a évidemment une part de fantasme, d’illusion. Ce que j’ai vu et surtout vécu, c’est que l’altérité fonctionne dans les deux sens : nous sommes l’autre de l’autre. La peau blanche, Berlin, Paris, c’est exotique, désirable pour eux. J’ai constaté que si beaucoup de gens viennent vivre en Europe, c’est aussi parce qu’il y a une fascination pour la vie occidentale. C’est un exotisme : l’Occident, c’est leur Orient. C’est ce jeu de miroir qui me passionne.

 

C’est à ce moment-là que vous avez écrit de manière plus aboutie. 

Disons que j’ai rencontré là-bas un vécu qui s’est ajouté à l’hypersensibilité à la structure narrative que j’avais développée plus tôt. Pendant longtemps, je me suis demandé comment croiser les deux. Je n’en avais pas vraiment conscience d’ailleurs, tout était encore très nébuleux et chaotique. Et puis petit à petit les choses se sont décantées. Si on prend La Fleur du Capital, la structure est très forte, très théâtrale : la pièce, les décors, les rideaux... Il a fallu que j’ajoute un fond. Quand j’ai découvert Pattaya, je me suis dit que c’était la ville parfaite ! Le flux a rencontré la structure, la chair son ossature et un organisme scriptural est né. Je me suis mis à écrire et ça a duré des années. 

«  Je n’en peux plus de constater que dans de très nombreux pays, même en France d’ailleurs, plus la nuit s’avance, moins il y a de femmes. »

Avec La Fleur du Capital, vous avez cherché à faire le roman de la ville de Pattaya, en Thaïlande. 

C’est-à-dire que c’est une ville unique, à la fois dans le temps et dans l’espace. C’est le genre de ville qui n’a jamais existé, même dans l’Antiquité. Et puis dans l’espace, car c’est propre à la Thaïlande. C’est une ville qu’on a beaucoup critiquée, dont on a beaucoup parlé, mais une fois là-bas, je me suis aperçu qu’on ne s’y était jamais vraiment intéressé. C’est une ville de fiction, parce qu’elle ne ressemble à rien sur cette Terre. À la fois la station balnéaire la plus populaire d’Asie avec un tourisme de masse majoritairement familial, et en même temps la capitale mondiale de la prostitution. Mais une prostitution qui ne correspond pas à ce qu’on connaît en Europe. Les prostituées là-bas vendent de la fiction, des illusions. Tout s’est alors recoupé. Ma question était : comment faire une fiction à partir d’une fiction qui existe. C’est ahurissant ! Le personnage de Porn est transsexuelle et musulmane, c’est normalement interdit par l’islam sunnite. Elle arrive pourtant à garder les deux pans de son identité, parce qu’à Pattaya elle est libre de faire ce qu’elle veut, de prétendre ce qu’elle veut. C’est un lieu d’une richesse humaine infinie. 

Les femmes prostituées y sont d’ailleurs souvent des cheffes de famille. Elles se prostituent non parce qu’elles aiment ça évidemment, et non plus parce qu’elles sont sous la coupe d’un mac. Elles ont souvent des parents ou des enfants à charge et savent qu’elles gagneront l’équivalent de quinze jours à l’usine en une seule nuit. Si elles se débrouillent bien, elles peuvent avoir des sponsors, des hommes qui tombent amoureux d’elles et qui envoient tous les mois de l’argent, et finir par entretenir plusieurs amours en même temps.

J’ai pris la mesure de ce que la ville pouvait avoir de tentaculaire et de fictionnel. Pas fictionnel au sens du divertissement, mais au sens d’une valeur existentielle forte : c’est tragique, c’est comique, des mecs se tuent ou se ruinent pour une fille ou un jeune homme… En rentrant, je me suis d’abord dit que j’avais trouvé quelque chose dont je ne savais pas quoi faire. Qu’est-ce qu’on fait avec tout ça ? Je n’en ai toujours pas fini ! 

 

Vous êtes rentré en France chargé de tout ce vécu. 

Ça a changé ma vie ! J’avais trouvé l’altérité désirable absolue. Le monde n’était plus réduit au mien. On a tendance à dire « c’est partout pareil », mais c’est évidemment faux. Séjourner ailleurs, c’est d’abord séjourner dans de nouvelles langues. En Thaïlande, même s’il y a des Starbucks, on vit, mais pas de la même manière, on aime, mais pas de la même manière, on ne croit pas en la vie et en la mort de la même manière. 

J’ai inventé à partir de tout ça une immense zone géographique fondée sur des pays réels allant de l’Inde jusqu’au Pacifique, mais qui sont les supports d’un imaginaire. Je l’ai appelée le Karmastan, le pays du karma, du destin. Je revendique ce droit à l’imaginaire, ce droit d’être passionné par une altérité jusqu’à la fétichiser. Il n’y a aucun mal là-dedans. C’est un imaginaire bien ancré géographiquement. D’autres langues, d’autres peaux, d’autres divinités… 

 

Vous vous dites obsessionnel. 

Oui, parce que cet imaginaire et cette partie du monde reviennent tout le temps. Ça donne une forme à l’écriture. C’est aussi pulsionnel. Ça rejoint le corps de l’écrit : on forme un corps avec le texte qu’on écrit. L’obsession participe de ça : on pense toujours aux mêmes personnes, aux mêmes paysages. D’ailleurs ce monde revient dans mon prochain roman qui se passe à Bangkok, dans le milieu de la nuit.

 

Justement la nuit. Elle est omniprésente dans vos romans ! 

C’est lié à plein de choses. D’abord, c’est le moment où une certaine laideur des villes contemporaines s’efface : la nuit, avec tous ces néons, toutes ces enseignes, nous renvoie au merveilleux. Il y a en tout cas une certaine énergie qui s’en dégage. L’Asie du Sud-Est a beaucoup poussé dans ce sens. Pour une raison assez simple d’ailleurs, c’est qu’il fait plus frais, donc on sort, on mange ; on chante et on danse sans arrêt. C’est magnifique ! Les nuits d’Asie du Sud-Est sont pour moi le summum de tout ce qu’on peut désirer ou craindre de la nuit. Là-bas, la nuit, c’est réellement le monde de la rencontre et de la fête. Les fêtes des années 90, les vagues d’électro, les rave party de ma jeunesse en France… J’aimais bien cet univers malgré quelques mauvaises rencontres. 

Mais en Asie du Sud-Est, c’est encore un autre monde nocturne… En Asie du Sud-Est, les femmes sont omniprésentes. Ce n’est pas le cas partout. Je n’en peux plus de constater que dans de très nombreux pays, même en France d’ailleurs, plus la nuit s’avance, moins il y a de femmes. Elles rentrent, ont peur, parce qu’évidemment, c’est de plus en plus hostile pour elles. J’ai l’impression que ça s’accentue, mais c’est peut-être parce que je vieillis et deviens un vieux con… Il me semble en tout cas qu’un climat de violence et de méfiance s’est installé, qui rend la rencontre moins spontanée. 

En Asie du Sud-Est, il y a une vraie présence féminine la nuit. Les femmes travaillent, se promènent, tiennent des étals de streetfood. Ça change la donne ! Ça change la nuit ! Et quel univers ! C’est une mine d’or existentielle. La Thaïlande, c’est le rendez-vous de l’humanité comme disait Malcolm Lowry du Mexique. D’ailleurs on parle beaucoup des blancs, mais le tourisme occidental en Thaïlande représente seulement 16 %, je crois. En grande majorité, ce sont des Chinois, des Émiratis et des Indiens. Les blancs sont devenus des cheap charlies en comparaison. Quoi qu’il en soit, le brassage est énorme. C’est un melting pot, mais pas au sens idéologique de l’expression. L’antipode du soi disant « vivre ensemble » débité par des politiques qui ne vivent qu’entre eux… 

Et puis, dans le monde de la nuit, la séduction est partout. On peut voir des trucs déments ! Il faut, par exemple, séduire les prostituées, c’est elles qui te choisissent et pas l’inverse. Du coup, ce sont les hommes qui tentent de charmer les femmes : j’ai vu de sikhs retirent leur turban pour mettre à la place un bandana, parce que c’est plus attrayant paraît-il... 

« Je ne peux écrire que si je suis subjugué. J’ai besoin d’écrire en regardant vers le haut »

Qu’est-ce qui vous intéresse dans les personnages un peu marginaux, prostitués surtout, que vous peignez ? 

Je ne connaissais pas cet univers avant de me rendre en Asie du Sud-Est, et là-bas, je me suis aperçu que c’était omniprésent. D’ailleurs, les frontières sont très floues entre ce qui est de la prostitution et ce qui ne l’est pas. Et en Thaïlande, c’est interdit… Incroyable non ? Mais les gens doivent survivre… Ce qui est clair, c’est qu’en amour, les riches paient pour les pauvres, et on se pose moins de questions morales ou sociales absurdes dans de telles circonstances. Les gens ont besoin d’argent tout de suite, pas dans un mois, ou après une quelconque réforme apportant un régime idéal où tout le monde est bien payé dans des métiers gratifiants... Comment peut-on prétendre lutter contre la prostitution sans filer tout de suite aux prostituées ce dont elles ont besoin, c’est-à-dire beaucoup d’argent ? Quand ta mère est malade et doit se faire soigner dans la journée, l’usine, le champ ou le bureau ne permettent souvent pas de subvenir à l’urgence. Quand on parle de prostitution en Occident, c’est fou comme on parle peu d’argent. C’est dingue. C’est le nerf du phénomène. Pour mieux condamner la prostitution, on se focalise sur la prostitution de réseau et leurs proxénètes… On a raison, mais curieusement, ça ne change pas grand-chose, ils continuent de prospérer, alors que ce serait facile de rentrer dans le tas et d’en finir… 

En revanche, les prostitutions indépendante et occasionnelle se retrouvent encore plus fragilisées par les lois récentes. Elles sont harassées par les macs, les flics, les juges, sans parler des clients violents. En France, jusque dans les années 1940-50, l’amour n’était pas gratuit. La vie difficile rendait la question de la survie primordiale lorsqu’il s’agissait d’amour. Du coup, les amours étaient plus complexes, moins lisses. C’est un sujet tragique. Je ne cherche pas à rendre un verdict, à vanter ou à condamner quoi que ce soit ou qui que ce soit. La puissance tragique de la prostitution dépasse le cadre social à mon sens. Nous sommes là dans quelque chose qui révèle l’injustice stupéfiante de la vie elle-même. Pour vivre, un organisme dévore un autre organisme. Les idéologies vantant la beauté de la Nature m’apparaissent un summum d’anthropocentrisme. La vie animale n’a pas attendu l’homme pour être affreuse. L’homme a rendu les choses plus dures, mais c’est une pente naturelle, sans jeu de mots. Voir la vie au microscope est peut-être fascinant, mais on a l’impression d’être né dans la banlieue de l’Enfer… 

Pour revenir à la Thaïlande, je parle dans mes œuvres de la prostitution envers les étrangers. Les prostituées parlent dans une langue qui n’est pas la leur, l’anglais le plus souvent, et au moyen de laquelle elles racontent une histoire à la fois vraie et fausse. C’est une fiction construite sur des faits réels bien sûr, sinon elles ne feraient pas ce métier. Ce sont des personnes aussi que l’on victimise d’un côté, que l’on traite comme des incultes de l’autre, alors qu’elles finissent par parler plusieurs langues, par savoir plein de choses, qui aident leurs parents, leurs enfants, des villages entiers… Ce sont des business women. 

C’est très lié au matriarcat. En Indonésie par exemple, à Java ou Sumatra, il est de tradition que l’homme donne l’argent qu’il a gagné à sa femme. Et d’ailleurs, les hommes planquaient souvent un peu de pognon pour aller jouer de temps en temps avec des copains, parier lors des combats de coqs, et même boire en dépit des interdits liés à l’islam. C’est moins le cas aujourd’hui, mais pendant longtemps, les femmes géraient les finances du foyer. Le foyer n’était pas dévalorisé comme ici. Là-bas, c’est la base de tout, ce qu’il y a de plus important. Tu dois aider la famille, d’une façon ou d’une autre, et il y a ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas. Les femmes deviennent cheffes de famille dès qu’elles gagnent plus que les hommes. 

Alors, j’ai posé mon chevalet et essayé d’étudier tout cet environnement. J’étais subjugué. Je ne peux écrire que si je suis subjugué. J’ai besoin d’écrire en regardant vers le haut, et j’ai ressenti ça là-bas. Je veux que mon sujet d’étude me surplombe, pas l’inverse. C’est pour cette raison aussi qu’il y a le personnage du scribe, qui veut copier ce qu’il voit et rendre compte de toutes ces histoires, qui se ressemblent, mais ne sont pas toutes les mêmes. C’est le royaume de la variation et de la nuance.

 

Vos romans reposent sur un équilibre très intéressant entre réalité et fiction.

C’est un aller-retour constant. J’ai intériorisé la façon des prostituées de dire la vérité et de mentir en même temps. J’essaie de raconter les choses de la même manière : c’est vrai, mais pas tout à fait. La bonne formule serait : « c’est de l’imaginaire sur du vécu ». 

J’ai réalisé aussi que ces figures des Ladybars m’ont passionné parce qu’elles viennent souvent d’un milieu rural ou très populaire, et ça résonne avec mon histoire familiale. Je viens du lumpenprolétariat, et nous sommes des déracinés. Ma mère m’a raconté comment elle vivait avec sa propre mère et sa tante dans 14 m2. En Asie du Sud-Est, j’ai retrouvé cette atmosphère de filles qui vivaient à 4/5 dans 20m2. Je me suis retrouvé dans ce monde de femmes que ma mère me racontait. Il y a indéniablement eu un réseau de correspondances : quelque chose me touchant qui n’avait rien à voir avec le sordide ou le « trash », termes publicitaires que je réprouve. Le fait qu’elles arrivent à s’en sortir seules, souvent sans mec et sans forcément chercher à en avoir un, ou alors en en ayant plusieurs… 

J’ai adoré aussi les chambres de ces filles. C’est extraordinaire ! J’ai vécu dans les mêmes immeubles qu’elles, et d’ailleurs au début, elles n’aimaient pas trop ma présence, même si je ne faisais chier personne, et que je n’étais pas là à les scruter avec une loupe. Arrivées dans ces chambres, elles quittaient totalement leur parure, leur maquillage, et se mettaient à prier, regarder leurs séries, s’entraider, s’emprunter de l’argent, jouer aux cartes, se battre… Moi qui viens d’un monde de mecs, j’étais fasciné. C’est encore la fascination de l’altérité ! J’ai développé avec elles des formes d’amitiés précaires et ludiques parfois dangereuses, des complicités pleines de joies et de tristesse devant les lois du destin. Elles m’ont illuminé, littéralement. 

Une fois rentré, comment avez-vous transformé tout ce vécu en texte ? 

 

J’ai d’abord énormément échoué. Et j’ignore si ça fonctionne à tous les coups, mais pour réussir, je me suis mis en danger : j’ai quitté mon boulot à la BNF, puis un nouveau travail au Syndicat de la librairie indépendante, le SLF, en me disant « cette fois, soit tu réussis, sois tu meurs. » Je me suis donné deux ans pour réussir grâce au chômage. Je peux parler du modèle social français avec reconnaissance. Je sais que le chômage ne sert pas à écrire des romans ou des poèmes. Mais dans mon cas, oui. C’est un égoïsme qui en vaut d’autres. Avec des petits boulots, notamment des petits travaux d’écriture, de 2012 à 2014, j’ai écrit mon bouquin. Et j’ai réussi ainsi. Dans La Fleur du Capital, le personnage de Marly dit « je vais enfin terminer quelque chose. » J’en étais là aussi. En me mettant en danger, j’ai réussi à détruire mon surmoi littéraire, celui qui me disait « non, ce n’est pas bien d’écrire comme ça ». Un flux s’est mis en place qui ne s’est pas arrêté… 

Quels est votre méthodologie, vos rituels de travail ? 

D’abord je me lève tôt, commence à 8h et termine à midi. Reprise vers 13h jusqu’à 18-19h. Je relis toujours en même temps que j’écris. J’écris une phrase ou dix, puis je relis, reprends, etc. Je passe au gueuloir ou semi-gueuloir, je murmure le texte ou le lis à voix pas très haute, parfois plus haute. Les intensités de lecture à voix basse ou forte conditionnent les réécritures. C’est comme une pâte à modeler, un tissu organique. C’est cellulaire, ça grouille. Une fois une partie terminée, je la relis à nouveau de manière linéaire. Pour La Fleur du Capital, je relisais sans cesse ce que j’écrivais. Et ainsi de suite… Ça finit par structurer le cerveau. En tout cas, il est certain qu’à la fin, le premier jet est assez proche du livre fini. 

Pour mon premier livre, je n’avais donné à Grasset que les trois premiers actes en janvier, et les deux derniers en juin. Mes éditeurs Olivier Nora et Chloé Deschamps avaient déjà commencé l’editing quand j’ai rendu la fin… Je peux dire qu’ils ont non seulement changé, mais sauvé ma vie en publiant ce texte. 

« Il faut que ça pulse, que ça sente, que ça goutte, que ça fasse l’amour, que ça se calme, que ça pense, que ça ne pense plus, que ça se batte, que ça vive. Que ce soit un texte pulsionnel. »

Vous voulez réaffirmer la poésie visuelle et le « jeu visuel par l’écrit ».

Dans les années 1990, j’étais passionné par les avant-gardes. Ce que je fais n’est pas une poésie visuelle au sens historique du terme. Mais dans la mise en page, la structuration, j’aime bien qu’il y ait cette dimension physique du texte, qui est celle de la poésie d’ailleurs. La poésie, c’est un texte jouant avec la page, généralement sur un grand format, comme dans les merveilleux volumes de Francis Ponge, La Table ou Pour un Malherbe : c’est quelque chose de plastique, de pictural en fait. Ce sera le cas dans le prochain roman à paraître début 2023, qui d’ailleurs, met en scène un peintre et ses figures noctambules dans la mégapole de Bangkok. 

 

On sent d’ailleurs à la lecture que le rapport à la langue est essentiel pour vous : les phrases sont très bien construites, longues. Le style foisonne et est très riche. 

C’est ma fabrique. C’est comme ça que j’ai envie d’écrire. D’ailleurs, cette écriture est venue vraiment avec La Fleur du Capital. C’est une écriture sans surmoi. Je pense qu’en français, on a un surmoi énorme : pas d’adjectifs, des phrases courtes, et toujours paraître très intelligent, très lucide... Attention, ne pas dire trop de conneries, pas de sexe ou alors d’une certaine façon. Au mieux, jouer avec les mots. On est entouré d’interdits. Sauf quand on ressent la colère. Là, un ton accusateur est possible. C’est très puritain, très juridique, très français.

Je ne crois pas au style au sens de construction personnelle, au style en tant que valeur contre la communication. Je crois à la modulation, c’est-à-dire le passage d’un style à l’autre, d’une émotion à une autre, de l’amour à la haine par exemple, dans une même phrase. Assumer toute forme d’émotion, bonne ou mauvaise. 

Je crois aussi, par opposition au style minimaliste, à la phrase bourrée d’adjectifs, que j’appelle la phrase fardée. Cette notion rejoint le fard du théâtre, celui des transsexuels, des femmes, des hommes aussi sous l’Ancien Régime. Cette phrase fardée appuie sur l’adjectif, pour créer une cadence, une caisse de résonnance et créer de l’écho. Comme la musique. « Belle-belle-belle » / « Moche-moche-moche », c’est comme le beat de la musique électro, ou des œuvres de Giacinto Scelsi, ou bien les productions de la musique spectrale. Ce surmoi français qui impose d’être intelligent et de le montrer – « c’est de la littérature donc il faut pas déconner » – m’agace. Non, il ne faut pas déconner mais il faut jouer avec, jouer avec les émotions, les travailler. 

 

Votre écriture est très charnelle, notamment dans La Fleur du Capital. 

Je pense ! Pour moi, c’est un corps-texte. Il faut que ça pulse, que ça sente, que ça goutte, que ça fasse l’amour, que ça se calme, que ça pense, que ça ne pense plus, que ça se batte, que ça vive. Que ce soit un texte pulsionnel.

 

Une littérature organique, en somme. 

Tout à fait. C’est totalement ça. Même la phrase fardée, la modulation font partie de cette littérature organique. C’est un corps dans toutes les émotions et sensations qui le traversent. C’est notre quotidien d’ailleurs. On peut passer de la colère au calme, en fonction des rencontres et des situations. Et quelque part, ça mène l’intrigue hors du cadre d’une fiction. Ce que j’aime, c’est entraîner la fiction ailleurs, dans l’imprévu, parce que notre quotidien est fait de ça. 

 

Donc parfois, vous vous laissez avoir par votre propre texte ? 

Bien sûr ! Je crois que parfois il faut aller au bout du processus et l’assumer. Cela dit, ça peut aussi donner lieu à des milliers de pages. J’essaie de me protéger de ces aléas de l’écriture par la structure, l’ossature, le cadre fort, comme dans La Fleur du Capital. J’ai une structure tout aussi forte dans le prochain. Ça me permet de garder le contrôle.

 

Dans vos romans, il y a beaucoup de voix narratives différentes. 

Dans La Fleur, c’était pour traduire la diversité de la ville. Je l’ai dit plus tôt, j’avais des influences contraires, et avoir plusieurs vecteurs narratifs à travers plusieurs personnages était une manière de l’exprimer. Vouloir donner une vision panoptique de la ville et résoudre ces problèmes d’influence ont développé cette écriture polyphonique. Cette polyphonie permet aussi de se confronter à l’altérité. Tu peux te mettre à la place d’une personne que tu n’es pas. Tu as le droit de te réapproprier l’autre. C’est merveilleux ! Je pense que l’écriture te dépersonnalise. En tout cas, ça s’est produit avec moi. Mon vécu ne suffit pas, l’écriture réclame autre chose. Nous ne sommes que la somme de nos rencontres. C’est d’ailleurs pour ça que la quête d’identité me semble paradoxale : l’identité est à mon sens en permanence modifiée par nos rencontres. Je me méfie de la notion de vérité identitaire telle qu’elle se développe dans la littérature actuelle. Il suffirait de dire « je » pour être dans le véridique ? Dès que tu écris, tu mens, et tu te mens à toi-même si tu affirmes le contraire. Une fois que tu l’as admis, tu peux commencer à appréhender cette vérité que tu recherches. La relation à la vérité est très complexe, l’acte d’écrire est honnête quand il respecte cette complexité. La langue, les mots t’entraînent là où tu ne pensais pas aller. Mais quand on est dans un cadre littéraire, ça permet d’élargir le spectre de la fiction. 

 

Lorsqu’un texte annonce que l’histoire est réelle, il scelle une sorte de pacte avec le lecteur ? 

Je suis sûr qu’il y a une influence du droit sur la littérature. Jurez-vous de dire la vérité, rien que la vérité. On est dans une époque hyper juridique, et la littérature tourne beaucoup autour du réquisitoire et du témoignage. J’accuse. Je témoigne. Il en résulte quelque chose de très autoritaire. Une violence fondée sur le droit. Pour moi, peu importe le message, ce qui compte, c’est la structure qui émet le message. Il y a de nombreux messages « émancipateurs » aujourd’hui, qui sont produits par des structures autoritaires appartenant au monde que ces messages prétendent combattre : universités, médias, grandes marques. Être anticapitaliste ou écologiste sur Facebook, Twitter ou Instagram est une contradiction mortifère. Ou tu es dedans, ou tu es dehors. La jeunesse Sciences-po militant contre les discriminations et appelant Uber pour se faire livrer ses repas, c’est absurde. L’université est un lieu d’exercice du pouvoir, peu importe qu’on se prétende de gauche ou de droite. Il s’agit de façonner des consciences pour des buts idéologiques, non des êtres libres. Je n’ai jamais été heureux à l’université ou l’école – mais je comprends qu’on puisse l’être. 

 

On est aussi dans une société assez nombriliste qui accorde beaucoup de crédit au « je » et au témoignage.

 C’est se limiter pour rien ! Pourquoi se limiter encore ? Pour dire la vérité, être plus honnête ? La langue a des vices plus intéressants que nos vertus. C’est vrai que je suis assez religieux, spirituel de ce point de vue, et la France n’est pas un pays très ouvert à ça. Donc, cet emploi du « Je » m’emmerde un peu. Quelque part, je considère la littérature comme une lutte avec Dieu. On est parachuté dans une vie organique injuste, une création injuste, et on doit apprendre à faire avec. Ce sera un thème abordé dans mon prochain livre d’ailleurs. 

« Réussir dans une société que l’on passe son temps à vomir est de toutes les manières fort suspecte »

Vos textes ont toujours une envergure impressionnante : dans La Fleur du capital par son entreprise de roman choral sur plus de neuf cent pages, dans Les Jungles Rouges, par sa chronologie qui s’étend sur presque un siècle, et dans L’Opium du ciel, parce que vous donnez la parole à un drone, qui est nécessairement en surplomb… 

Ça ne me paraît pas si ample que ça. Mais peut-être que c’est encore une fois cette idée d’élargissement soi-même et du lecteur. Je n’arrive pas à trouver intéressantes les péripéties de ma vie. D’un point de vue narratif j’entends. J’ai besoin de m’élargir moi-même, et c’est aussi sans doute dû à mon peu de mémoire familiale et à une certaine acculturation. Nous sommes très nombreux dans ce cas. Les villes ont créé une culture singulière et paradoxale du déracinement et du ré-enracinement dans l’asphalte et les néons, sans parler du fantasme de Nature accueillante loin du béton. De fait, j’essaie d’avoir un regard aussi vaste que possible. Rien ne m’interdit de m’approprier le monde. Rien ne m’interdit, dans mon studio du 13e, tout seul, de m’approprier l’univers, et de raconter toutes les histoires possibles. 

 

Vos romans plongent le lecteur dans un temps donné, mais ne font pas l’effet non plus d’une fresque historique : ils n’en ont pas la froideur, ces textes sont très incarnés.

C’est sûrement lié au fait que j’étais un lecteur d’histoire avant d’être un lecteur de littérature. En connaissant tous ces épisodes historiques que j’ai intériorisés, s’est opéré un jeu de miroir intéressant et j’ai imaginé des liens entre elles. Dans Les Jungles rouges par exemple, je me suis demandé si les histoires de Marguerite Duras et André Malraux ne s’étaient pas croisées sur un bateau dans les années 1920, quand la mère de Duras revenait en France, et que Clara Malraux allait chercher son mari alors emprisonné à Saigon. Ce sont des images, mais je me suis dit que c’était un environnement plausible.

Idem des Cambodgiens à Paris. Les Khmers rouges, Khieu Samphan ou Saloth Sâr, avant d’être Khmers rouges, étaient des étudiants parisiens qui fréquentaient le Quartier Latin, Saint-Germain des Près, les Halles... Donc, évidemment que les situationnistes et les futurs khmers rouges se sont croisés dans la rue parce que ce ne sont pas des quartiers si grands que ça. Avec ce genre de probabilités, je fais un montage. La littérature permet de raconter l’Histoire ainsi, comme montage de récits habituellement distincts. La fiction dans ce roman, fut de combiner ces probabilités, en les articulant autour d’une fiction très vraisemblable, celle de Xa Prasith et sa progéniture, lui-même fils imaginaire du très réel Xa, boy des Malraux lors de leur séjour en Indochine. 

 

Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette période de décolonialisme, qui est finalement le thème central des Jungles rouges ? 

C’est le monde actuel. Un monde décentré. La Chine, par exemple, a su retrouver une place majeure, et produire un récit du monde typiquement chinois et universel en même temps – les fameuses nouvelles routes de la soie. Et bien entendu l’islam sunnite, qui propose une vision planétaire et totalisante. Le récit occidental moderne a reculé sur la scène mondiale, pris en plus dans des contradictions qu’il serait long d’évoquer. On peut s’en réjouir et s’en désoler en même temps. Les récents événements révèlent non seulement des récits différents, mais une guerre des récits entre des civilisations qui semblent avoir plus de griefs que de points d’entente à partager. J’ignore comment la littérature peut s’en faire l’écho, mais poser la question est déjà un début. Ce sont des récits, donc ça concerne l’art. Il existe des cartes géographiques, linguistiques, politiques, il devrait donc y avoir une carte où ces constructions imaginaires, dangereuses et rêveuses, économiques et identitaires, se dessinent sur le globe : Eurasie, nouvelles routes de la soie, etc. Si vous vivez en couple mixte, ces différents récits du monde font partie de votre quotidien. 

Pour ce qui est du « décolonialisme », j’en suis logiquement très en retrait. C’est devenu typiquement occidental, très lié à la jeunesse occidentale entamant des études « supérieures », quelles que soient ses origines. En Asie du Sud-Est, en Inde, en Chine, on ne parle pas du tout de ce genre de choses. Ou disons qu’on ne parle pas du tout de l’Histoire de la même manière. Mais c’est très intéressant parce que ça touche à nos vies quotidiennes, nos blessures, nos quêtes identitaires. Quand je dis jeunesse occidentale, je ne parle évidemment pas seulement des blancs. La jeunesse occidentale n’est plus identifiable par une couleur de peau précise et une origine culturelle précise, bien plus que n’importe où ailleurs. On pourrait partir de ce constat et construire une civilisation nouvelle, véritablement « Terrestre », mais c’est impossible. Trop d’Histoire réelle et fantasmée sépare les histoires individuelles vécues au présent. Le récit du monde produit par le décolonialisme – ou plus largement ce qu’on nomme le progressisme –  est typique de cet Occident actuel pétri de contradictions. Ailleurs, les jeunes gens ont autre chose à foutre, c’est aussi brutal à dire que ça. 

Et quand il est produit par des blancs souvent issus de classes assez privilégiées, produit par des blancs ayant des postes à l’université, ou des postes dans des médias ou des entreprises, ou un héritage en capital quelconque, là, ça devient problématique. Surtout quand ils accusent plus ou moins ouvertement les blancs moins riches qu’eux d’être racistes, homophobes, etc. Prétendre que tous les blancs sont racistes quelle que soit leur origine sociale est une manière insidieuse pour les blancs mieux assis dans la société, avec carrière, salaire, accès faciles à la prise de parole, de perpétuer un racisme social séculaire. Ces gens-là ne doutent jamais de leur légitimité, de leur autorité. Ils ne sont jamais en colère de manière pulsionnelle, ils sont ironiques, arrogants, plein de condescendance. 

On l’a vu avec les premiers Gilets jaunes, lors des premiers actes, avant la récupération du mouvement. Réussir dans une société que l’on passe son temps à vomir est de toutes les manières fort suspecte. Pareils chez certains non-blancs. J’ai remarqué que les non-blancs qui emploient le plus cette notion de racisme systémique sont souvent très embourgeoisés, voire des bourgeois de naissance. La France est de fait, un grand pays petit bourgeois. J’aime relire Flaubert de ce point de vue-là. Pour moi, le cœur du cœur, ce sont les différences de richesse et les frustrations, et les désirs infinis que cela entraîne. Je le vois dans la prostitution, dans l’immigration, chez les populeux français de racines, les « raciniens – la racine est plus profonde que la souche, et « racinien », c’est plus intéressant que « souchien ». Et que dire des pauvres ayant des goûts de riches ? Que vont faire les décoloniaux et les progressistes de Tony Montana ? Les occidentaux ont pillé toutes les Indes, les orientales, les occidentales, et cette Inde du sud qu’était l’Afrique, avec son grand empereur du Mali au centre. Pourquoi ? Pas par racisme. C’est venu après, pour justifier ces pillages et ces conquêtes. Mais parce que l’Orient était riche. La Chine, l’Inde, la Grande Porte, les califats étaient les plus raffinés, les plus riches.

« l’espace littéraire est un lieu asocial. Il n’a pas à se soumettre à une morale sociale quelconque. C’est un territoire d’expérimentation, et même du pire. C’est un espace où les pulsions s’expriment, dialoguent, se combattent. »

C’est une balance incessante des richesses. 

En permanence. Il y a eu le rêve communiste pour abolir tout ça et reconstruire du début, mais il s’est vite transformé en cauchemar. Ce qui me passionne, c’est le basculement des polarités. L’Asie et la péninsule arabique se sont réapproprié la modernité, en ont fait quelque chose de typiquement coréen, japonais, chinois, thaïlandais, dubaïote, qatarien, etc., comme nous on s’était approprié le calcul arabe, par exemple. On peut critiquer leur mode de vie, mais c’est franchement cracher dans la soupe qu’on cuisine depuis des siècles.

 

Visez-vous un « geste politique » dans votre écriture ? 

Précisément parce que la politisation est partout, j’essaie de rester très en retrait. J’ai écrit un texte là-dessus pour la revue L’Amour, dont le titre était “Œuvres asociales. Notes sur l’art à l’heure des sciences sociales”. Il me semble que l’espace littéraire est un lieu asocial. Il n’a pas à se soumettre à une morale sociale quelconque. C’est un territoire d’expérimentation, et même du pire. C’est un espace où les pulsions s’expriment, dialoguent, se combattent. 

 

Mais quand on traite du décolonialisme dans un roman, n’est-ce pas nécessairement un geste politique ? 

La politique peut faire partie du roman, mais je ne le politise pas. D’ailleurs, il s’agit d’anti-colonialisme dans Les Jungles rouges. Je crois que quand on décide d’écrire, c’est déjà un acte politique, ne serait-ce qu’économiquement. Quand tu dois gagner ta vie avec ça, c’est-à-dire généralement très peu, déjà politiquement, tu te places dans un monde qui n’est pas celui d’un certain nombre de personnes qui ont bien plus de moyens que toi. 

Et puis, je me méfie de ceux qui réclament l’engagement des auteurs. Parce que ça nous met dans une situation hypocrite : on participe de ce qu’on dénonce – la politique, le pouvoir, le droit d’exercer son autorité sur d’autres gens. Je comprends que certains artistes se soient engagés sur des sujets précis, par exemple Zola ou les artistes de l’entre-deux guerres, même si dans ce dernier exemple, le remède fut pire que le mal. Mais aujourd’hui, il y a un conformisme de l’engagement : par exemple, soutenir les femmes voilées en Iran, tout en défendant le voile en France. C’est hypocrite et c’est s’engager sans se renseigner sur un phénomène précisément politique. C’est de la géométrie, ou plus exactement de la géographie variable et non une analyse de la situation. C’est agir pour ne rien faire, parler pour ne rien dire, sauf le plaisir d’agir et de parler pour apparaître soi-même en tant qu’artiste engagé. Ça ne change rien à ceux qu’on prétend aider. 

 

Vous estimez qu’il est difficile pour un auteur de s’engager en France aujourd’hui ? 

Au contraire, c’est très facile et sans risque. Je pense que l’artiste français qui s’engage ‒ ce n’est pas une vérité absolue, mais c’est comme ça que je le conçois ‒ doit le faire sans en parler. Moi, je ne peux pas signer de tribunes pour accuser un tel, ou dénoncer telle injustice en appelant au boycott, voire à la violence. Je trouve que c’est devenu indécent. 

 

Indécent ? 

Oui, car ça ne change rien. On signe et ça ne change rien – ou pire, ça ne fait qu’aggraver la situation. C’est du confort intellectuel. Avoir de belles idées assis dans de beaux meubles. On est vraiment devenu un grand pays petit bourgeois. Donc, on est très collet monté sur la façon de dire les choses et sur les bonnes manières idéologiques. Quand tu as des racines très populaires – ce que je ne voulais pas mettre en avant jusqu’à récemment, parce que ça biaise la liberté incomparable qui nous saisit lorsqu’on s’enfonce dans la création, quelle que soit sa classe sociale –, tu es confronté à cette hypocrisie bourgeoise de la parole prise au nom d’un groupe, d’une communauté, etc. Je reconnais que c’est très personnel, mais c’est viscéral en moi. Il n’y a que des individus. Dès qu’il y a des groupes, des communautés, c’est qu’il y a des chefs pour attrouper les gens. Je n’aime guère ça. C’est ma limite intellectuelle et je prends un soin extrême à polir, entretenir, favoriser cette limitation. 

 

Quel conseil donneriez-vous à un jeune auteur ? 

Lire. Lire. Lire. Lire. Lire. Lire. Tout lire ! Et après écrire ! 

Entretien conduit par Marie Grée

photo © Marie Grée pour HORSCHAMP

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